INTRODUCTION
La garantie des Droits de l’homme et du citoyen, dit la déclaration de 1789 (article 2), nécessite une force publique.
La force publique est instituée pour défendre l’État contre les ennemis du dehors et assurer au dedans le maintien de l’ordre et l’exécution des lois(1).
On distingue : les agents civils, ou agents de la force publique proprement dite ; la force armée, qui comprend l’armée de terre et de
mer, dont fait partie la gendarmerie. Les autorités compétentes
peuvent donner des ordres, même verbaux, aux agents civils de la force publique ; mais leur action sur la force armée ne peut s’exercer qu’au moyen de réquisitions, soumises à des règles sévères.
Cette distinction entre éléments civils et militaires se retrouve, quand on recherche les origines des institutions répressives, dans l’opposition entre les magistrats ordinaires, prévôts royaux, baillis, sénéchaux, etc., et les juges d’épée, prévôts des maréchaux, vice-baillis, vice-sénéchaux, etc.
Parmi les divers éléments de la force publique, la gendarmerie, qui fait l’objet de la présente étude, se distingue par la haute ancienneté de ses services ; son histoire est la suite naturelle de celle de la maréchaussée, l’une des rares institutions de l’ancienne France que la Révolution ait conservées.
Les prévôts des maréchaux qui, sous l’Ancien Régime, commandaient cette troupe, joignaient leurs fonctions de juges à l’exercice de la police active. Dans l’exécution de leur service, ces officiers eurent des rapports fréquents avec diverses organisations judiciaires et de police que nous examinerons. Nous aurons à parler ainsi de la justice ordinaire, dont les conflits avec les prévôts des maréchaux furent nombreux (prévôts royaux, baillis, sénéchaux, prévôt de Paris, présidiaux, parlements), des juridictions extraordinaires militaires (conseils de guerre, dont le prévôt d’armée faisait exécuter les sentences, conseils de guerre de la marine, dont faisaient partie les prévôts de la Marine), et des juges civils d’exception, qui avaient le droit d’adresser des réquisitions à la maréchaussée (prévôt des marchands, maîtres des eaux et forêts, juges des élections et des greniers à sel, lieutenants généraux de police).
D’autres juridictions d’exception (connétablie, prévôté de l’Hôtel, prévôté des monnaies), qui se rattachaient à la maréchaussée, rentreront aussi, naturellement, dans le cadre de notre étude.
La première question à résoudre est celle des origines de la maréchaussée. « Toute origine est obscure », a dit Voltaire. L’illustre écrivain a exprimé ainsi une opinion dont on vérifie le bien-fondé lorsqu’on cherche à connaître la date exacte de l’institution du prévôt des maréchaux, comme, d’ailleurs, du prévôt du connétable ou du prévôt de l’Hôtel. Sous l’Ancien Régime, quelques officiers, Miraumont(2), de la prévôté de l’hôtel ; Montarlot(3), de la maréchaussée provinciale ; de Beaufort(4), de la connétablie, ont publié des ouvrages sur l’arme et, plus spécialement, sur le corps auquel ils appartenaient ; mais aucun n’a résolu la question qui nous intéresse ; les auteurs contemporains n’ont pas eu plus de succès et se sont souvent trompés.
L’existence du prévôt des maréchaux n’est attestée par les textes officiels, d’une manière certaine, qu’à partir du roi Jean le Bon. Afin de mieux dégager les origines de cet officier et la spécialité de son service, il convient de faire d’abord un exposé succinct des institutions répressives qui ont précédé la maréchaussée.
Les sociétés primitives n’eurent pas de force publique, la répression des délits étant laissée à la vengeance privée. Les peuples, dans ces temps reculés, exerçaient un brigandage réciproque, d’où vint, chez les habitants, l’usage d’être toujours armés. « Sans défense dans leurs demeures, sans sûreté dans leurs voyages, les Grecs ne quittaient point les armes ; ils s’acquittaient, armés, des fonctions de la vie commune, à la manière des Barbares »(5).
Mais vint un jour où, « libres et isolés sur la surface de la terre, las de s’y voir sans cesse dans un état de guerre continuel, fatigués d’une liberté que l’incertitude de la conserver rendait inutile, les hommes en sacrifièrent une partie, pour jouir sûrement et en paix du reste. Pour former une société, il fallut des conditions, et voilà les premières lois »(6). C’est ainsi que des États se constituèrent, dans le deuxième millénaire avant l’ère chrétienne, en Asie et en Asie Mineure.
Thucydide rapporte que, chez les Hellènes, « les Athéniens, avant tous les autres, déposèrent le fer ». Ils prirent des précautions contre les périls nocturnes et chargèrent un certain nombre de citoyens de faire le guet(7).
La République romaine connut le grand brigandage rural. Tite-Live (livre 39) cite le cas de plusieurs milliers de bergers qui, sous le consulat de Posthume, abandonnèrent leurs troupeaux pour se transformer en voleurs de grand chemin.
Sous le règne d’Auguste, le brigandage désola les provinces jusqu’au jour où cet empereur eut réussi, par d’habiles réformes, à rétablir la tranquillité publique.
C’est à l’empereur Auguste qu’on doit le premier établissement, en Gaule, d’une force publique chargée de la sûreté des villes et des campagnes. Ce monarque désarma les citoyens en instituant une armée permanente : vingt-cinq légions furent chargées de la défense de l’Empire. À Rome, il créa une garde prétorienne, commandée par un préfet du prétoire, pour veiller sur sa personne.
Pour assurer la police de la ville, il créa, en la personne de Mécène, un préfet de la ville, qui eut sous ses ordres une garde urbaine. Rome fut divisée par sections et par quartiers(8) ; on tirait au sort la garde des sections, et des inspecteurs, choisis dans le voisinage, étaient chargés de la surveillance des quatorze quartiers. Ces magistrats, qui avaient le soin des différentes sections de la ville, d’où leur nom de curateurs (curatores regionum urbis), nous offrent un exemple d’organisation analogue à celle des commissaires de quartier de nos grandes villes.
Déjà, sous la République, les Romains avaient eu des magistrats chargés du maintien de l’ordre. Des édiles veillaient à l’entretien des édifices et à la propreté des rues et des lieux publics. Ils réprimaient le luxe, l’ivrognerie et avaient une juridiction particulière sur les femmes de mauvaise vie ; ils avaient la police des funérailles, celle des vivres et celle des spectacles(9).
Auguste chargea les édiles de l’extinction des incendies ; il organisa le guet de nuit, qui fournissait des rondes et des sentinelles, et le chef du guet, qui avait le titre de préfet des vigiles, fut placé sous l’autorité du préfet de la ville. Un service analogue, sous les ordres d’un préfet des vigiles, fut organisé dans toutes les autres villes de l’Empire. Ces usages se maintinrent en Gaule avec la domination romaine et furent conservés par nos premiers rois(10). On trouvera à Paris, au XIIIe siècle, un guet parfaitement organisé, qui donnera naissance, plus tard, à la garde de Paris (aujourd’hui Garde républicaine).
La sûreté des campagnes fut l’objet des mêmes soins. On sait que les dernières années de la République furent remplies par des luttes intestines qui eurent leur dénouement à la bataille d’Actium (2 septembre 31 av. J.-C.).
Ayant conservé les habitudes et la licence des guerres civiles, « un grand nombre de brigands, dit Suétone, portaient publiquement des armes, sous prétexte de pourvoir à leur propre sûreté et enlevaient les voyageurs dans les campagnes. […] Auguste contint les brigands, en disposant des postes dans des lieux favorables »(11). De même, son successeur, Tibère, « eut soin surtout de garantir le repos public contre les brigandages, les vols et les séditions. Il disposa dans l’Italie des postes plus nombreux »(12).
Ces postes, occupés par des miliciens, furent chargés d’arrêter les malfaiteurs et de les livrer aux juges des lieux aussitôt après leur capture. On appelait latrunculatores et quelquefois stationnarii, les chefs de cette troupe chargée de réprimer le vol et le pillage. Tant que la Gaule fut sous la domination de Rome et fit partie des provinces d’Empire, cette police fut observée(13). Nous reviendrons plus loin sur ce premier établissement de postes analogues à ceux de notre gendarmerie actuelle.
Sous les rois des deux premières races, les ducs et les comtes gouvernèrent les provinces au nom du roi et succédèrent aux magistrats romains dans l’exercice des fonctions répressives. Les viguiers remplaçaient les comtes et étaient en quelque sorte leurs vicaires dans les petites villes du comté.
Les Francs, en s’installant en Gaule, avaient appliqué leur organisation militaire aux divisions du territoire ; ils avaient, à l’origine, des centeniers qui commandaient cent chefs de famille ; mais, dans la suite, le mot centaine eut une signification plutôt géographique que numérique, et servit à désigner une subdivision territoriale administrée par un centenier, placé lui-même sous les ordres du comte et du viguier.
Le comte parcourait successivement les centaines pour rendre la justice ; il siégeait au tribunal, qui était l’assemblée des hommes libres de la centaine, et il était assisté de notables, qui disaient le droit et arrêtaient les jugements.
Chaque centenier devait veiller sur son territoire ; la surveillance était exercée par des gardes (custodies), fournis par la centaine. Divers capitulaires des rois des deux premières races se rapportent à la responsabilité des gardes en cas de vol nocturne (Clotaire, en 495), à l’obligation d’entretenir continuellement dans les maisons du fisc des feux et des gardes pour qu’elles n’éprouvent aucun dommage (Charlemagne, capitulaire De villis), à une amende de quatre sous à infliger à ceux qui ne remplissent pas exactement le service de garde nocturne (Charlemagne, en 813), etc.
Le comte, pour faire arrêter les délinquants, avait le droit de faire prendre les armes aux habitants et de punir ceux qui refusaient de lui obéir. En outre, les anciennes administrations gallo-romaines ayant subsisté, il existait encore des fonctionnaires, tels les curateurs, etc., chargés de veiller au maintien du bon ordre et à la bonne administration des provinces.
Mais Charlemagne et ses successeurs avaient tenté en vain de régler, par des mesures générales, la police du territoire ; elle tomba entre les mains des seigneurs féodaux, qui la conservèrent pendant plusieurs siècles.
Le Moyen Âge vit s’établir le système féodal. À côté de la justice ordinaire et de ses auxiliaires, dont nous parlerons plus loin, nous trouvons, à cette époque, le tribunal de la connétablie et maréchaussée de France, ainsi que la justice du prévôt des maréchaux.
Cujas (1522-1590) a tiré l’origine des prévôts des maréchaux de ce que Suétone rappelle en son histoire d’Auguste, et le célèbre jurisconsulte s’est exprimé ainsi : « De nombreux voleurs s’étant répandus en Italie après les guerres civiles, Auguste contint les brigands, a écrit Suétone, en disposant des postes dans des lieux favorables, etc. »(14) ; mais il n’existe, de toute évidence, entre ces « juges des voleurs » gallo-romains et les prévôts des maréchaux du Moyen Âge, qu’une simple similitude de fonctions. Une solution de continuité de dix siècles est exclusive de toute filiation, et c’est en vain qu’on a cherché, parfois, à faire remonter les postes de maréchaussée aux « stations » de miliciens de la Rome impériale. Il est impossible de relier entre elles ces deux institutions et ce ne fut « qu’à l’imitation d’Auguste », a écrit Montarlot, que les rois de France établirent des prévôts pour réprimer les courses et pilleries des voleurs.
La justice prévôtale ne fut, dès son institution, qu’une émanation de celle du connétable et des maréchaux de France. Cela résulte du texte des ordonnances les plus anciennes qui mentionnent le prévôt des guerres, ou prévôt des maréchaux(15), et tous les vieux auteurs sont d’accord sur ce point :
« Lesdits connétables et maréchaux, de longtemps ont leurs prévôts ayant juridiction criminelle au camp et durant la guerre et sur les vagabonds et non domiciliés dans la paix, depuis beaucoup amplifiée sous divers prétextes, par la négligence ou absence des baillis et sénéchaux(16). Les maréchaux ont toujours eu des prévôts à leur suite, lesquels exerçaient cette juridiction dans les armées durant la guerre, et dans les provinces durant la paix, contre les bandoliers et vagabonds qui, accoutumés au butin et au sang, quittant leurs enseignes sans congé ou après le licenciement, tenaient la campagne et fourrageaient le pays (Montarlot). Miraumont dit qu’anciennement, la juridiction du connétable s’exerçait à la suite de nos rois ; que le connétable et les maréchaux de France avaient des prévôts qui avaient une juridiction criminelle au camp durant la guerre et même, en temps de paix, sur les vagabonds et non domiciliés, et que, le Parlement ayant été fixé à Paris, cette juridiction fut établie au siège de la Table de marbre »(17).
Lors de la discussion de l’ordonnance criminelle de 1670, le premier président de Lamoignon retraça dans les termes suivants les étés pour être à la suite des troupes, recevoir les plaintes et empêcher les désordres des gens de guerre ; depuis, on a augmenté leur pouvoir et ils ont été employés pour donner sûreté aux grands chemins, prêter main-forte à la justice et empêcher les violences publiques »(18).
Ainsi, la justice du prévôt des maréchaux fut militaire dès sa naissance et c’est au sein de l’armée que nous aurons à placer les origines de la maréchaussée et à suivre jusqu’à nos jours l’évolution de cette force publique.
(1) Constitution du 3 septembre 1791, titre IV, article 1er.
(2) Miraumont, Le prévôt de l’Hôtel, Paris, 1615.
(3) Montarlot, Le prévôt des maréchaux, Paris, 1639.
(4) De Beaufort, Recueil concernant le tribunal de nosseigneurs les maréchaux de France, Paris, 1784.
(5) Thucydide, Histoire, livre 1er, chap. 6.
(6) Beccaria, Traité des délits et des peines, paragraphe I.
(7) N. de Lamare, Traité de la police…, Paris, 1719 ; rubr. « Chevalier du guet ».
(8) Suetone, Auguste, 30.
(9) W. H. Nieupoort, Explication abrégée des coutumes… observées chez les Romains…, Paris, 1770, p. 66 et suiv.
(10) N. de Lamare, Traité de la police…, rubr. « Chevalier du guet ».
(11) Suetone, Auguste, 32.
(12) Suetone, Tibère, 37.
(13) N. de Lamare, Traité de la police…, rubr. « Des prévôts des maréchaux ».
(14) Cujas, Observations, livre 19, chap. 2. On trouve aussi le texte latin de cette citation de Suétone par Cujas dans J. Chenu, Recueil général des édits, arrêts et règlements notables, Paris, 1630-1631, titre 9, chap. 40, et dans Montarlot, Le prévôt des maréchaux…
(15) Voir ordonnance de 1351, 1356, 1357.
(16) J. du Tillet, Recueil des rois de France, Paris, 1618, rubr. « Connétable ».
(17) Guyot, Répertoire de jurisprudence, Paris, 1775-1783, V° Connétablie et maréchaussée de France.
(18) Procès-verbal des conférences tenues pour l’examen des articles proposés pour la composition de l’ordonnance criminelle du mois d’août 1670, 1697, p. 25.