Moncey dit que, dans la Lozère, sur quatre conscrits, deux ont été tués, deux blessés. Les gendarmes (…), prétendent qu’ils se sont révoltés et tués accidentellement en tombant d’un pont. Les chirurgiens voient des coups de sabres » . Un tel article, noircissant l’image dorée de la gendarmerie impériale, peut surprendre. Or les critiques de cette institution sont fréquentes dans les Bulletins de police, qui informaient Napoléon de l’état réel du pays. Gendarmes blâmés voire arrêtés, individus blessés ou tués par eux, autorités civiles bafouées, autant de chefs d’accusation, autant de rubriques propres à l’Arme, dans les tables analytiques établies par d’Hauterive.
Cette insistance sur les délits des gendarmes découle en partie des tensions entre Fouché, ministre de la police, et Moncey, Premier inspecteur général de la gendarmerie. Rivaux, les deux hommes s’efforçaient de gagner l’appui de l’Empereur. A ce titre, le Bulletin de police était une arme redoutable aux mains de Fouché. Jour après jour, il y brossait un portrait éminemment orienté de la gendarmerie destiné à saper l’affectueuse estime de Napoléon. En déconsidérant cette institution, le ministre désirait la mettre au pas, mettre à bas les prétentions de Moncey qui souhaitait en faire une force autonome, aux missions diverses, et non le simple bras armé de la police comme le voulait Fouché. Ce sont les composantes de l’image tendancieuse élaborée par ce dernier que nous nous proposons d’étudier.
Des gendarmes violents
Fouché fut un ministre soucieux de la respectabilité de sa police qu’il purgea de ses éléments les moins recommandables. La réforme d’une gendarmerie déstabilisée par la Révolution fut plus lente ; aussi, les excès de ses membres purent-ils servir de repoussoir. Tout en revendiquant la direction d’un corps confiné à des tâches d’exécution et souvent répressives, Fouché veillait à le distinguer nettement de sa police, qu’il voulait préventive et discrète. D’autre part, les fonctions même de ministre de la police l’incitaient à surveiller les gendarmes et à les punir dès lors qu’ils troublaient la tranquillité intérieure. Ce rôle de police des polices l’amenait à empiéter sur les attributions de Moncey. Celui-ci, jaloux de ses prérogatives, était en outre sincèrement attaché à sa gendarmerie ; aussi supportait-il mal de la voir constamment mise à l’index. De fait, les Bulletins de police en citent moins les belles actions que les délits.
Décembre 1804, à la messe de minuit, des gendarmes font une irruption dans une église de l’Ariège et vont jusqu’à tirer sur les fidèles. Février 1805, un gendarme abat un marin de la Ciotat ; le rapport du préfet soulignera que chaque arrestation de marin déserteur vaut douze francs aux gendarmes, d’où des permissions déchirées et de telles » bavures » . Mai 1805, un gendarme des Landes est accusé d’être entré » après une orgie, avec des perturbateurs chez des habitants d’Horsarrieu, soi-disant pour rechercher des déserteurs « .
Toutefois, Fouché ne pouvait trop accabler la gendarmerie. Ses notes malveillantes se bornaient à en ternir la réputation pour mieux montrer à Napoléon la nécessité de l’encadrer étroitement par la police. Enfin, il serait faux de réduire ce portrait des gendarmes à l’exposé de leurs méfaits. Fouché se plaît tout autant à les présenter comme » zélés et dévoués « . Cependant, ces éloges sont eux-mêmes calculés, enfermant la gendarmerie dans une image ambiguë, celle d’une gendarmerie valeureuse et subordonnée. Par de tels encouragements, le ministre s’efforçait de le conformer au modèle d’instrument efficace et docile dont il rêvait de disposer.
Une inspection générale peu coopérante
Car si Fouché met en cause des gendarmes isolés dans des domaines qu’il dédaigne d’ailleurs (chasse aux réfractaires, sécurité des rues, routes et ruraux…), il reproche surtout à l’Arme de violer sa » chasse gardée « , le renseignement. Créé sous le Directoire, le ministère de la police générale avait été supprimé de 1802 à 1804 au grand bénéfice de la gendarmerie. Constituant un réseau national et autonome, elle fournissait des informations appréciées qui firent de Moncey l’informateur privilégié du Premier Consul. Le rétablissement du ministère aboutit à une situation conflictuelle. Fouché le réorganisa en une puissante centrale de commandement et de renseignement. Le premier inspecteur général était statutairement tenu de lui communiquer les faits relatifs à la sûreté publique tout en demeurant un interlocuteur écouté de Napoléon qui entendait ne pas dépendre d’une source unique.
D’où le peu d’empressement de Moncey àl’égard de Fouché. En effet, dans un contexte de course à l’information, le maréchal désirait conserver, sinon l’exclusivité, du moins la primeur de certains renseignements grâce à leur transmission par service pressé d’estafettes. Supplanté, Fouché s’en irritait. Voici l’une de ces plaintes, datée du 3 juin 1806 : « Je reçois à l’instant, M. le Maréchal, votre lettre datée du 31 mai (….). Vous réalisez facilement combien il est intéressant que la police soit promptement informée de faits aussi graves et par conséquent combien est condamnable la négligence de vos bureaux « . Deux semaines plus tard, il dut insister : » Je dois vous prévenir que vos intentions sont souvent mal remplies dans vos bureaux. Des lettres que vous m’envoyez pour m’informer de faits très graves ne me parviennent quelques fois plusieurs jours après que j’ai été instruit de ces événements par des voies indirectes et éloignées « .
Si Fouché affecte d’attribuer ces retards à la seule incurie des subordonnés de Moncey, la mauvaise volonté de ce dernier est indéniable. Les lacunes volontaires de certains de ses rapports l’attestent. Ainsi, à propos d’un agitateur poussant à des rassemblements de déserteurs en Mayenne, la police regrette-elle, dans le Bulletin du 9 janvier 1807, que » M. le Maréchal ne nomme pas ce particulier et dit seulement qu’on a ordonné de l’arrêter ; qu’on a également prescrit les mesures les plus actives (…) « . E.A. Arnold peut en conclure qu’à l’occasion, Moncey envoyait à Fouché des rapports assez précis, mais, préférant travailler entièrement de sa propre autorité, il n’y incluait souvent pas des détails importants ».
Une gendarmerie incompétente
Les manoeuvres de Fouché aigrissaient encore cette collaboration minimale. En corrigeant sèchement les rapports de gendarmerie, il mettait en doute leur fiabilité. Dans le Bulletin du 25 septembre 1806, alors que « la gendarmerie signale un rassemblement de trente brigands » en Loire Inférieure, une note en marge de Fouché ajoutait : « Ce rapport est très exagéré. Au lieu de trente hommes, il y avait trois conscrits réfractaires ». De même, si « Moncey croit que Descombes fils est parti pour l’Espagne », le ministre assurait, lui, que cette personne « n’a pas quitté le pays » (Bulletin du 3 février 1807). Outre le souci d’exactitude, le but de tels démentis est clair : exhibant à Napoléon les approximations des rapports de Moncey, Fouché établissait le sérieux et la supériorité des Bulletins de police.
D’autre part, il étalait les faiblesses des gendarmes pour en faire ressortir les limites. C’est en matière de haute police qu’il rend flagrant leur amateurisme. « A chacun son métier », telle est la leçon du Bulletin du 18 février 1806 ; Moncey a jugé « très intéressante » une lettre saisie par ses gendarmes, ce n’est pas l’avis de la police, qui souligne leur inexpérience : « l’original de cette pièce a été communiqué à la police générale. On y reconnaît évidemment une de ces lettres, dites de Jérusalem, fabriquée par des escrocs pour faire des dupes ». En l’occurrence, Moncey fut du nombre… Le bulletin du 18 décembre 1806 détaillait, à partir d’une lettre du Doubs, les effets pervers d’une circulaire du premier inspecteur général prescrivant à ses hommes de sanctionner toutes les personnes soupçonnées d’avoir tenu des propos contre l’Empereur. Le ministre ajouta, en marge de l’article, ce commentaire incisif « La gendarmerie a plus de zèle qu’elle n’a de lumières ».
Au terme de cet article, son titre, un rien provocateur, a pris toute sa portée et justifié sa polysémie: Les commentaires sentencieux de Fouché annoncent souvent de véritables jugements : le ministre soumet aux autorités compétentes des gendarmes coupables quand il ne se livre pas à d’habiles réquisitoires de leurs agissements. En décriant des gendarmes, il discrédite cette gendarmerie qu’il ne cesse de juger, évaluant au plus juste ses capacités. Craignant qu’elle ne se pose en alternative à la police générale, le ministre cherche à la disqualifier en mettant en valeur ses insuffisances en matière de renseignement, ses carences en haute police. La gendarmerie n’est donc pas la police, de même ses policiers ne sont pas des gendarmes. Plus respectables et autrement compétents, les hommes de Fouché doivent contrôler les gendarmes qui ne peuvent déployer leur courage que dûment encadrés. Ce souci de hiérarchie est légitimé par leur portrait peu flatteur. Rappelons toutefois le caractère unilatéral et partial de la source que nous avons délibérément choisi. Il s’agit là des gendarmes du Bulletins de police. Cette insidieuse représentation s’intègre dans un cadre de guerre des polices dont nous n’avons ici traitée qu’une dimension, celle de la guerre des images.
Concluons par le survol des répliques de Moncey. Dans sa correspondance avec les officiers de gendarmerie, dans ses Ordres du jour comme dans ses rapports à Napoléon, le maréchal prenait le contre-pied de Fouché pour mieux jouer les contre-poids. Pour le premier inspecteur général, la gendarmerie n’est pas à la disposition du ministre, mais constitue une force disponible pour tous. Elle n’est pas un instrument auxiliaire, un corps autonome agissant de façon autonome. Sa vocation n’est pas exclusivement répressive, mais elle vise d’abord la prévention. Toutefois, conscient des réels excès commis par ses gendarmes, Moncey s’attachait à les réduire par l’exemple et l’émulation, en distribuant ostensiblement éloges et blâmes. La confiance qu’inspirait à Napoléon limitait les effets pernicieux des Bulletins de police.
Car, en définitive, c’est toujours l’Empereur qui tranchait, et ce à son profit. Et il avait tout intérêt à pérenniser un morcellement raisonnable de son système policier en dépit des frictions, c’était une garantie de zèle et de surveillance réciproque. Il est même douteux qu’il prêtait quelque attention aux mises en cause de simples gendarmes pour des affaires de police judiciaire. Néanmoins, cette représentation de la gendarmerie par Fouché demeure fondamentale dans le processus de constitution identitaire des deux institutions.
Aurélien LIGNEREUX
Revue de la gendarmerie, hors série n° 2, 2000