Au soir du 29 juillet 1830, la Gendarmerie royale de Paris, instituée, sous ce nom, en 1816, et la Gendarmerie d’élite, reconstituée en 1820, sont dans le camp des vaincus. Certains des nouveaux dirigeants leur reprochent d’avoir résisté aux insurgés – c’était l’ordre du maréchal Marmont – et d’avoir tiré sur la foule. Le Roi-citoyen, qui s’appuie sur la Garde nationale, les licencie, dès le 16 août, avec l’ancienne Garde royale. Une vaste épuration frappe, simultanément, la gendarmerie provinciale, qui perd, le 8 septembre 1830, son titre de Gendarmerie royale, caractéristique d’une troupe d’élite, pour prendre celui de Gendarmerie départementale. L’héritière de la Maréchaussée paie-t-elle, une fois encore, le prix de son obéissance – réglementaire – au pouvoir en place ? Quinze ans après la suppression de son Etat-major et l’épuration de son personnel par la seconde Restauration, connaît-elle une nouvelle disgrâce, qui dure jusqu’aux faveurs du Prince-Président, puis du second empereur ? On pourrait le croire en considérant les titres utilisés par Pierre Miquel – » La Douloureuse » et » La Favorite » – pour caractériser l’histoire de la Gendarmerie pendant les années 1830-1848 et au cours de la décennie suivante ou l’évocation, par le Général Besson et Pierre Rosière, de » l’éclipse » de cette arme sous la Restauration et de la consolidation de ses positions sous le Second Empire. Des témoignages contemporains hâtivement collectés viennent corroborer cette vision pessimiste du destin de l’institution après 1830. Le Journal de la Gendarmerie de France, fondé, en 1839 par l’ancien chef d’escadron Melchior Cochet de Savigny, souligne son » état de marasme » et sa » pénible situation « . Huit ans plus tard, dans son éditorial du nouvel an, il souhaite à ses lecteurs plus de considération et » une grande amélioration de (leur) position » . A la différence de la Seconde République et du Second Empire, la Monarchie de Juillet aurait-elle été indifférente au sort de ses gendarmes ?
» Le corps le plus maltraité de toute l’armée ? «
Les premiers textes organiques de la Gendarmerie – la loi du 17 février 1791, celle du 25 germinal an VI et l’ordonnance du 20 octobre 1820 – veulent y attirer des sujets de qualité et les y retenir. Le militaire admis dans cette arme, de préférence un caporal ou un brigadier ou un sous-officier, doit être âgé de vingt-cinq ans, avoir passé au moins trois ans sous les drapeaux, posséder une taille élevée, savoir lire et écrire, et justifier d’une bonne conduite. Il bénéficie d’une solde un peu plus forte que celles des autres corps de l’armée, de l’attribution du commandement à grade égal et de quelques droits attachés aux corps d’élite, comme le rang du grade immédiatement supérieur et la retraite de ce grade après dix ans de service dans l’arme. Ce dernier dispositif est destiné à compenser les effets du recrutement des sous-officiers de la Ligne comme simples gendarmes ou brigadiers et la lenteur des carrières dans la Gendarmerie. Or, la Monarchie de Juillet supprime plusieurs de ces avantages sans étendre à l’institution ceux qui sont accordés aux autres armes. La réforme des pensions et de l’avancement des militaires par le nouveau régime pénalise la Gendarmerie. La loi du 11 avril 1831 stipule que la retraite de tout militaire est désormais liquidée en fonction du grade dont il est titulaire au moment de son départ. Un an plus tard, la loi du 14 avril 1832 interdit explicitement l’attribution » d’un rang supérieur à celui de l’emploi » (article 21). Conformes au principe de l’égalité des corps de l’armée, reconnu par la monarchie bourgeoise, ces dispositions privent les membres de la Gendarmerie de leur statut spécial traditionnel et, en particulier, de leur droit à la pension du grade supérieur après dix ans de service. Des sous-officiers, des brigadiers ou des caporaux de la Ligne recrutés comme simples gendarmes, et admis à la retraite avant une promotion, perdent tous les avantages du grade qu’ils possédaient dans leur corps d’origine : ils obtiennent seulement la pension d’un simple soldat. Et le supplément du cinquième, accordé à tout militaire, après douze ans de service par l’article 11 de la loi de 1831, ne constitue ici qu’une compensation partielle. D’une part, car des sous-officiers entrés dans la Gendarmerie à un âge avancé peuvent partir en retraite avant ce délai ; d’autre part, car le tarif officiel fixe les pensions du brigadier et du maréchal des logis, après onze ans et demi de service, au-dessous de celles du gendarme ou du brigadier après douze ans, lesquelles sont alors augmentées du cinquième. Un gendarme ou un brigadier en poste depuis plus de douze ans n’a donc pas intérêt à passer au grade supérieur si son âge ne lui permet pas d’y rester encore la même durée ou d’escompter une nouvelle promotion. Le système adopté pour le calcul de la pension désavantage d’autant plus le personnel de la Gendarmerie que la structure de l’institution lui offre peu de possibilités d’avancement. Si l’on en croit les statistiques citées par le Journal de la Gendarmerie de France, en 1840, la Gendarmerie départementale doit offrir, au cours des quinze ou vingt-cinq années suivantes, et pour cause de promotion ou de retraite, 85 emplois de capitaines, 449 emplois de lieutenants (dont les deux tiers sont dévolus aux lieutenants de la Ligne, et le tiers restant – 155 postes – aux sous-officiers de l’arme), 90 emplois de trésoriers et 805 emplois de maréchal des logis. La proportion de gendarmes départementaux privés de tout espoir d’avancement serait, par conséquent, de 56% chez les brigadiers 1 018 sur les 1 823 qui peuvent postuler à un poste de maréchal des logis, de 69,5 % chez les maréchaux des logis et de 81 chez les lieutenants. Le blocage des carrières à ce dernier échelon est confirmé par la proportion de cinq lieutenants pour un capitaine dans la Gendarmerie, alors que les effectifs respectifs de ces deux grades sont voisins dans les autres armes.
Les rémunérations offertes par la Gendarmerie ne compensent pas cette situation, même si l’ordonnance du 10 octobre 1821 a élevé les soldes du personnel à pied et dispensé les sous-officiers et les gendarmes des retenues annuelles pour la masse de secours. Globalement, les membres de la Gendarmerie semblent avoir moins profité des augmentations de soldes accordées aux militaires depuis la Révolution, à l’exception des lieutenants et des sous-lieutenants, qui ont bénéficié des suppléments attribués à tous les officiers de ces grades par l’ordonnance du 25 juillet 1839. A cette date, un lieutenant de gendarmerie reçoit 1950 francs par an, soit 100 francs de moins qu’un officier d’artillerie du même grade ; un capitaine, chargé de seconder les autorités civiles, judiciaires et militaires d’un département, touche 2700 francs, soit 300 francs de moins que le capitaine d’artillerie ; un colonel, chef de légion, reçoit 6000 francs, soit 750 francs de moins que le colonel d’artillerie. Beaucoup moins payé, le simple gendarme peut se retrouver dans une situation précaire lorsqu’il a fondé une famille. En 1840, l’un de ces militaires estime qu’un gendarme à pied, marié et père de deux enfants, dépense 308 francs pour la nourriture, 50 francs pour le chauffage, 146 francs 70 centimes pour les vêtements et 36 francs pour l’instruction de ses enfants, soit un total de 540 francs 70 centimes pour une solde de 550 francs (contre 715 francs pour le gendarme à cheval). Les 9 francs restants sont insuffisants pour faire face à des frais imprévus ou à la maladie. La même discrimination existe dans les émoluments et les dédommagements complémentaires. Les sous-officiers, brigadiers et gendarmes ne perçoivent pas l’allocation des hautes-paies, attribuée aux militaires par l’ordonnance du 24 juillet 1839, après plusieurs années de service. Les officiers de la Gendarmerie ne touchent pas l’indemnité d’ameublement versée à tous les officiers de l’armée lorsqu’ils sont logés, sans meubles, dans les bâtiments publics. Les lieutenants et les capitaines de cette arme ne reçoivent pas le cheval de remonte accordé aux officiers de cavalerie des mêmes grades par l’ordonnance du 3 novembre 1837 et la décision royale du 25 juillet 1839. La Gendarmerie, à laquelle la circulaire du 22 août 1836 retire le droit de porter la moustache, conservé par la plupart des autres militaires, serait-elle » le corps le plus maltraité de toute l’armée « , comme l’affirme, en 1839, le lieutenant trésorier de la Haute-Garonne? Le 4 mars 1841, le député – et procureur général – Michel-Charles Chégaray n’hésite pas à évoquer, devant la Chambre, les » difficultés sérieuses » et le » profond malaise » de cette institution depuis 1830.
» Les symptômes d’un profond malaise «
Les difficultés du recrutement sont la première manifestation de ce malaise. Les soldats et, surtout, les sous-officiers et les officiers de la Ligne répugnent à demander un emploi qui leur fait perdre plusieurs avantages matériels. Entre 1838 et 1840, trente lieutenants de la Ligne, seul
ement, posent leur candidature aux quatre-vingt-un postes qui leur sont réservés dans la Gendarmerie. A ces réticences, s’ajoute une croissance du nombre des démissions et des demandes de congés définitifs ou de retraites. En 1829, avant la crise, la Gendarmerie enregistre 450 départs, surtout volontaires. Ce nombre atteint 750 en 1838, 652 en 1839 et 983 en 1840. La conjonction des deux mouvements prive plusieurs brigades de leur effectif réglementaire. Au ter février 1829, l’incomplet du corps est de 474 hommes, soit 3,2% de l’effectif théorique de la Gendarmerie départementale. A la même époque de l’année, il représente 478 hommes en 1838 et 572 en 1839 – deux effectifs artificiellement réduits, car la suppression de plusieurs brigades temporaires améliore provisoirement le recrutement de l’arme – puis 712 hommes en 1840, soit 4,5 % de l’effectif réglementaire 16. Les doléances des gendarmes constituent le second indice d’un malaise. Dès 1834, M. de Gombault, capitaine de la Compagnie de la Seine, prend l’initiative d’une pétition contre le système de retraite institué par la loi de 183. A partir de 1839, le Journal de la Gendarmerie de France, qui déclare trois mille abonnés en 1847, se fait l’écho du mécontentement. Dans le prospectus de ce périodique, reproduit au début du premier numéro, Melchior Cochet de Savigny annonce son intention de défendre l’arme contre » l’injure et la calomnie « , et d’exprimer, à titre personnel et au nom des lecteurs, des voeux à propos des » encouragements (et des) améliorations » dont elle a besoin. Le ton reste cependant mesuré, puisque aussitôt après cette déclaration, le rédacteur signale qu’il se » bornera à soumettre (ces voeux) à l’examen de l’administration, qui, de la sommité où elle se trouve placée, est plus à même d’apprécier l’opportunité morale ou politique et la possibilité matérielle des modifications que la Gendarmerie désirerait voir adopter, dans ses intérêts « . Mais cette réserve ne l’empêche pas de demander régulièrement les réformes que » le gouvernement ne peut manquer d’apporter dans le régime particulier de la Gendarmerie », écrit-il, par exemple, en février 1840, » ne fut-ce que par une juste extension à ce corps des avantages qu’il s’efforce constamment d’attirer sur l’ensemble de l’armée « . Le fondateur du premier journal corporatif de l’arme adopte la seule stratégie qui soit acceptable pour un ancien officier, respectueux de la hiérarchie et désireux de recruter des abonnés parmi les responsables civils et militaires étrangers au corps. Il juxtapose les réclamations, les rappels des avantages consentis aux autres militaires, les marques d’allégeance envers les autorités et les déclarations de confiance – qui prennent parfois l’allure de requêtes appuyées – dans la justice du monarque et dans celle de son ministre de la Guerre. Le problème des rémunérations et celui des pensions sont abordés plusieurs fois, dès 1839, dans des articles et des témoignages relatifs aux soldes, aux indemnités, aux frais de tournée, aux charges de remonte et aux effets néfastes de la loi de 1831. Ces questions matérielles préoccupent sans doute d’autant plus les cadres de la Gendarmerie qu’ils constituent, selon l’expression de William Serman, l’un des principaux » corps d’officiers plébéiens » de l’armée française au siècle dernier. Les difficultés de l’avancement inquiètent aussi beaucoup le Journal, qui leur consacre, en moyenne, un texte par numéro entre juillet 1839 et la fin de l’année 1840. Une longue lettre du capitaine commandant la compagnie de l’Ariège propose un tableau pessimiste des » perspectives » offertes à un adjudant sous-officier d’infanterie, admis dans la Gendarmerie comme simple soldat s’il ne possède pas plus d’un an d’ancienneté dans son grade. Douze à quatorze ans, au moins, lui seront nécessaires pour retrouver, en devenant sous-lieutenant de Gendarmerie, le statut qui était le sien avant d’entrer dans l’arme. Ensuite, et dans le meilleur des cas, il accédera au grade de capitaine à un âge
avancé. Le rédacteur du Journal craint-il de décourager les candidats éventuels ? Cinq mois plus tard, il publie – après l’avoir peut-être suscité – le témoignage, plus optimiste, d’un jeune lieutenant de Lons-le-Saulnier qui évoque les possibilités de promotion offertes par la Gendarmerie à tout sous-officier de la Ligne instruit : un rôle d’instructeur, voie d’accès au grade de maréchal des logis, un poste de lieutenant trésorier, exclusivement réservé au corps, ou un poste de lieutenant, que le désintérêt des officiers de la Ligne rend plus accessible. Le Journal de la Gendarmerie de France publie aussi des articles généraux, rédigés par son rédacteur. L’une de ces récapitulations, parue en novembre 1840, impute la crise et le découragement de l’arme à la suppression, au cours des dix années précédentes, des » prérogatives qui répandaient sur elle la considération dont il est nécessaire qu’elle jouisse aux yeux de l’armée comme à ceux des populations « . Plusieurs causes auraient déterminé ces mesures : les représailles exercées, au lendemain de la Révolution de 1830, par des » hommes irréfléchis, confondant l’instrument avec la main qui l’avait dirigé, (et) qui se sont soulevés, à Paris, contre la Gendarmerie en haine de l’autorité dont elle avait dû exécuter les ordres « , et la méconnaissance de l’ampleur des tâches assumées par cette arme. A la différence des militaires de la cavalerie, qui exercent des fonctions bien délimitées à l’intérieur d’une caserne ou d’une cité, les gendarmes, » gardiens de l’ordre public, auxiliaires de la magistrature, de l’autorité civile ou militaire, et même des préposés du fisc « , sont de service, nuit et jour, dans des circonscriptions de quinze à vingt communes. Faute de comprendre leurs missions, moins spectaculaires que » de brillantes parades ou des charges meurtrières « , les ministres, qui changent souvent, et les parlementaires ont accepté des règlements qui les pénalisaient. » L’insouciance ou les préventions, pour ne rien dire de plus, (de) certains fonctionnaires placés en seconde ligne » ont desservi un peu plus l’arme en raison de » l’incurie routinière ou (du) peu de bienveillance qu’ils ont apportées dans son administration « . Dans son Histoire de la Gendarmerie, le général Larrieu écarte l’hypothèse de » l’antipathie ou du mauvais vouloir » du ministère de la Guerre. Il estime que les inspirateurs de la loi de 1832 et des autres mesures favorables aux troupes de la Ligne désiraient surtout prévenir la reconstitution de corps privilégiés, comme la Garde royale ou la Gendarmerie d’élite, dont la fidélité à l’ancien monarque avait laissé un mauvais souvenir. Ils ne cherchaient pas à pénaliser l’ensemble de la Gendarmerie, dont » ils ignoraient, selon toutes probabilités, le règlement organique et les prérogatives « . La grande rareté des recherches sur l’histoire de cette institution interdit d’étayer, pour le moment, soit les reproches de Cochet de Savigny, que l’on retrouve chez d’autres auteurs contemporains, soit l’interprétation, plus consensuelle mais imprécise, du général Larrieu. On peut seulement souligner la force du sentiment d’injustice ressenti par les représentants de l’arme qui s’expriment, à la fin des années 1830, dans le Journal de la Gendarmerie de France. La manifestation patente de ce malaise, à savoir la crise du recrutement, n’a pas échappé aux autorités. Dès 1834, le département de la Guerre consulte le comité des inspecteurs généraux pour essayer de trouver une solution à l’intérieur des nouvelles dispositions légales. Au cours des années suivantes, les commissions des comptes de la Chambre des Députés regrettent régulièrement l’ampleur des crédits inutilisés par une arme qui n’atteint pas ses effectifs réglementaires. Il faut cependant attendre la seconde nomination du maréchal Soult au ministère de la Guerre, en 1840, pour qu’une série de mesures traite le problème à sa racine en revalorisant l’emploi dans la Gendarmerie.
« Une oeuvre de justice et de réparation »
Les dirigeants de la Monarchie de Juillet avaient compris très tôt les avantages de cette arme, et d’abord dans la capitale où l’agitation persiste après le changement de régime. Lorsqu’ils suppriment la Gendarmerie royale de Paris, le 16 août 1830, ils créent simultanément une formation semblable, appelée Garde municipale de Paris et placée sous l’autorité directe du préfet de police. Quand l’agitation légitimiste se développe dans les provinces de l’Ouest et du Midi, ils organisent deux bataillons mobiles de Gendarmerie, à Angers et à Rennes, le 4 septembre 1830, puis un troisième bataillon, à Nantes, le 11 décembre 1830, et deux régiments provisoires de Gendarmerie à cheval, sur les six prévus par l’ordonnance du 16 août 1830, l’un à Nantes et l’autre à Marseille. L’expédition de la duchesse de Berry dans le Midi et dans l’Ouest, en 1832, la réorganisation des républicains après les journées de juin de la même année et leur influence sur plusieurs gardes nationales de province démontrent un peu plus aux ministres de Louis-Philippe l’utilité de la Gendarmerie et la nécessité d’augmenter ses moyens. L’effectif total de la Gendarmerie territoriale, fixé à 14 086 hommes (dont 586 officiers) par l’ordonnance de 1820, avait été ensuite réduit à 12686 hommes, par la décision royale du 28 décembre 1828, pour satisfaire les députés, qui réclamaient des économies. Cette mesure avait restreint le nombre des postes à 2300, soit 1800 brigades à cheval (dont 200 brigades nouvelles, constituées par le prélèvement d’un homme sur certains postes) et 500 brigades à pied, contre 650 auparavant. La loi du 23 février 1834 permet, au contraire, d’augmenter temporairement la Gendarmerie départementale de 2000 hommes, envoyés surtout dans les provinces de l’Ouest pour renforcer les postes déjà en place ou installer deux cents nouvelles brigades à pied. Mais la pacification rapide de la région incite la commission du budget à décider, l’année suivante, la réduction progressive – qui se poursuivra jusqu’en 1840 – du nombre de ces brigades provisoires. L’inquiétude suscitée par le mouvement républicain d’avril 1834, puis par l’attentat de Fieschi, le 28 juillet 1835, aurait, en revanche, permis au gouvernement – selon certains auteurs – d’obtenir, en 1836, une augmentation des effectifs de la Gendarmerie départementale. Dans la capitale, les exigences du maintien de l’ordre jouent en faveur de la Garde municipale, rattachée à la Gendarmerie par l’ordonnance du 24 août 1838, et dont le complet réglementaire, fixé en 1830 à 1443 hommes, est doublé, par l’ordonnance du 26 juillet 1839, dans un contexte de crise politique et après la tentative d’émeute organisée par une société secrète. Les gendarmes peuvent aussi se sentir flattés par les prévenances du pouvoir à l’égard de certains de leurs officiers. Le 17 septembre 1833, sur la suggestion de son ministre de la Guerre, le maréchal Soult, le roi nomme le maréchal Moncey gouverneur des Invalides. L’ancien Premier Inspecteur général de la Gendarmerie du Consulat et de l’Empire pourra ainsi présider à la réception des cendres de l’Empereur en 1840. Louis-Philippe fait un autre geste en accordant l’inhumation aux Invalides au colonel trésorier, le commandant de la légion de Paris, tué à ses côtés lors de l’attentat de Fieschi. Mais il fallait plus que des mesures symboliques ou une augmentation des effectifs théoriques pour mettre fin au malaise d’un corps confronté à la dégradation de son statut. Le discrédit du régime pendant la campagne électorale de 1839, les troubles agraires puis les grèves, qui culminent au cours de l’été 1840, et le nouvel attentat contre le roi, le 15 octobre, incitent le ministère Soult-Guizot, constitué le 29 octobre, à ne pas s’accommoder plus longtemps des difficultés de recrutement d’une force de maintien de l’ordre, dont le découragement s’exprime dans une revue nationale. Le nouveau ministre de la Guerre, le maréchal Soult, est un héros des campagnes révolutionnaires et napoléoniennes, banni momentanément par la seconde Restauration, et qui souhaite personnellement remédier à la situation de la Gendarmerie. Peu après son entrée en fonction, il nomme l’un de ses colonels au grade de maréchal de camp. Sans réanimer le Comité consultatif de l’arme, qui n’est plus réuni depuis 1836, il tente d’atténuer son amertume, depuis son rattachement, en 1815, au Bureau de la Cavalerie, en imposant deux officiers chargés de l’inspection générale de la Gendarmerie dans le comité de la Cavalerie institué le 17 décembre 1840. Une autre satisfaction d’amour-propre est accordée aux gendarmes lorsque l’ordonnance du 28 janvier 1841 les autorise, à nouveau, à porter la moustache, comme tous les autres militaires. L’aspiration des classes dirigeantes à un rétablissement définitif de l’ordre, le retour de la prospérité et la stabilité du ministère permettent l’adoption d’autres mesures favorables à la Gendarmerie. Dès la fin de l’année 1840, le maréchal Soult dépose un projet de loi ouvrant un crédit extraordinaire de 1 549 935 francs, destiné à financer une augmentation des soldes de la Gendarmerie, des indemnités complémentaires et la création de plusieurs postes d’officiers. Sans attendre la décision du parlement, il fait signer par le roi, le 20 janvier 1841, une ordonnance qui rétablit le système de retraite antérieur à la loi de 1831. Désormais, la pension des sous-officiers, caporaux et brigadiers de la Ligne, admis dans la Gendarmerie comme brigadiers ou gendarmes, est calculée en fonction de leur ancien grade si les intéressés n’ont pas été promus à un grade supérieur dans leur nouveau corps. Dans l’exposé des motifs de sa demande de crédits, le ministre avait rappelé les difficultés croissantes du recrutement de la Gendarmerie en les imputant aux réglementations qui privaient cette arme » des avantages de tout genre (…) concédés successivement aux autres corps de l’armée « . Après avoir développé la même argumentation, et souligné » les immenses services » rendus par ces » militaires d’élite « , le député Michel-Charles Chégaray, rapporteur de la commission chargée d’examiner le projet, propose son adoption le 4 mars 1841. La loi est votée le 11 mars 1841 par 213 voix contre 18, mais sans être étendue, comme un député corse le proposait, au bataillon des voltigeurs corses, qui ne fait pas partie intégrante de la Gendarmerie. Elle est promulguée le 26 avril 1841, avec une autre loi qui accorde un crédit extraordinaire de 9 824 francs pour organiser une 25e légion sur la frontière orientale du royaume en réunissant les compagnies du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. Les textes d’application paraissent le 30 avril 1841. Une première ordonnance augmente la solde des militaires de la Gendarmerie départementale et de la Légion d’Afrique, auxquels elle attribue simultanément des avantages complémentaires. Elle accorde une trésorier, pour ancienneté de service, aux sous-officiers, brigadiers et gendarmes. Elle réserve aux officiers l’indemnité d’ameublement dont jouissent déjà les officiers de la Ligne. Elle attribue une indemnité de première monte à tout sous-officier de l’arme promu au grade de sous-lieutenant et à tout lieutenant de l’armée admis dans la gendarmerie, et une indemnité de remonte à tout lieutenant obligé de remplacer son cheval. Une seconde ordonnance cherche à remédier à la lenteur de l’avancement en transformant vingt-huit lieutenances en capitaineries et cinq emplois de capitaines (dans des sièges de cours royales ou dans des chefs-lieux de divisions militaires) en postes de chef d’escadron. Toutes ces mesures rendent la Gendarmerie plus attractive. Le 12 janvier 1843, le ministre de la Guerre signale, avec satisfaction, à la Chambre leurs effets bénéfiques sur le recrutement de l’arme. Malgré l’augmentation simultanée des effectifs de la Garde municipale parisienne, portés à 3244 hommes par l’ordonnance du 1er juillet 1841, la Gendarmerie départementale a totalement comblé ses incomplets. Les notes discordantes proviennent du Journal de la Gendarmerie de France et plus encore du Bulletin de la Gendarmerie, une revue concurrente fondée en 1842 et plus revendicative.
» Ce qui reste à faire «
En 1841, le maréchal Soult avait informé la Chambre qu’il ne s’agissait pas d’accorder à la Gendarmerie » toutes les améliorations auxquelles (elle) serait en droit de prétendre « , mais de lui » concéder » celles qui supprimeraient sa » position d’infériorité et de malaise » par rapport aux autres corps de l’armée. Selon ce principe, la commission chargée d’examiner le projet de loi avait écarté toutes les demandes qui tendaient à obtenir des » améliorations plus étendues » pour l’arme. Ces restrictions n’échappent pas au Journal de la Gendarmerie de France, même si, dans son bilan de l’année 1841, Cochet de Savigny préfère applaudir aux initiatives du gouvernement et inviter ses lecteurs à les faire connaître aux militaires de la Ligne pour les attirer dans l’arme. Plusieurs réserves avaient été formulées au cours des mois précédents. En juillet 1841, sous le titre » Des améliorations accordées à la Gendarmerie et de ce qui reste à faire pour les compléter « , un article proclamait la reconnaissance de l’arme pour les avantages obtenus tout en demandant leur extension à la Garde municipale de Paris. Le mois suivant, sous le titre » Améliorations qui pourraient encore être accordées à la Gendarmerie « , un autre article rendait hommage à » la bienveillante sollicitude » du ministre tout en proposant de poursuivre l’entreprise, » sans trop grever le budget « , en favorisant l’avancement des lieutenants. Au cours des années suivantes, le Journal continue de publier des » communiqués » ou des témoignages qui réclament une augmentation des soldes et des pensions, l’extension des indemnités d’ameublement aux sous-officiers et aux gendarmes, et une amélioration des carrières, en particulier par la création d’emplois d’adjudants sous officiers et de maréchaux des logis chefs, comme il en existe dans les autres armes, de deux classes de lieutenants et de postes de capitaines en second dans toutes les compagnies. Cochet de Savigny résume la pensée de ses correspondants lorsqu’il déclare, dans ses voeux pour l’année 1847, que si » vivre pour la gloire est très honorable (…), il faut d’abord pouvoir vivre « . Beaucoup plus vindicatif, le Bulletin de la Gendarmerie se présente, un an plus tard, comme » l’active sentinelle, sans relâche à son poste, à son drapeau fidèle, du monde officiel surveillant le devoir, commandant, discutant les arrêts du pouvoir « . En attendant que des travaux permettent d’apprécier la légitimité de ces revendications, on ne doit pas les considérer, a priori, comme la
manifestation d’un corporatisme exacerbé. Même après les créations de postes réalisées en 1841, il est trois fois plus difficile à un lieutenant de devenir capitaine dans la Gendarmerie que dans une autre arme. Et cette perspective continue de dissuader plusieurs candidats potentiels : entre l’été 1841 et l’été 1846, seuls 91 officiers de la Ligne se sont présentés pour occuper les 145 postes de lieutenants de gendarmerie qui leur étaient réservés. Tous les problèmes de rémunérations ne sont pas non plus réglés, surtout au niveau des soldes les plus basses, par le tarif de 1841. Au début de l’année 1847, un gendarme à pied reçoit, déduction faite des retenues obligatoires, 1 franc 38 centimes par jour, et un gendarme à cheval, 1 franc 52 centimes. Ce salaire ne leur permet pas de nourrir correctement leur famille à un moment où le prix du blé est multiplié par deux, et même par trois dans certains départements. Le gouvernement, qui les sollicite beaucoup pendant les troubles frumentaires de 1846-1847 et pour assister les populations victimes des inondations, ne peut pas se désintéresser trop longtemps de leur capacité de résistance physique et morale. » Ce n’est pas avec la détresse qu’ils sont aux prises, c’est avec la famine « , déclare le ministre de la Guerre au cours des discussions préalables au vote de la loi du 21 mai 1847, qui accorde un crédit extraordinaire de 500 000 francs pour secourir les sous-officiers et les gendarmes.
Aucune mesure d’ordre statutaire ne précède ou ne suit ce geste de circonstance car le gouvernement, satisfait des effets de la réforme de 1841 sur le recrutement de l’arme, préfère résoudre une autre question jugée plus urgente : l’augmentation du nombre des brigades. Depuis la réorganisation de la Gendarmerie en 1829-1830, la construction de plusieurs routes royales et départementales, la multiplication des chantiers de chemins de fer, la concentration des ouvriers autour des mines et des premières grandes manufactures, et les débuts de la prise de conscience de la nouvelle question sociale ont accru les responsabilités et les inquiétudes des autorités locales chargées de veiller au maintien de l’ordre. Préfets, procureurs généraux et conseils généraux réclament régulièrement le renforcement du réseau de la Gendarmerie départementale. Le gouvernement leur donne partiellement satisfaction par la loi du 10 avril 1843 qui prévoit de recruter 640 hommes supplémentaires, répartis en 118 nouvelles brigades, dont 37 à pied et 81 à cheval. Ces unités, ajoutées à 163 brigades temporaires, maintenues depuis 1834 et rendues permanentes en 1843, augmentent le cadre réglementaire de 281 brigades. A l’issue de cette réorganisation, l’effectif officiel de la Gendarmerie départementale s’élève à 14 993 hommes, dont 593 officiers, répartis entre 2750 brigades, 1950 à cheval et 800 à pied. Les autorités locales jugent cette augmentation insuffisante. Les commissions départementales consultatives, chargées d’éclairer l’administration centrale sur l’attribution des nouveaux postes et la révision de l’assiette des brigades, lui adressent le plus souvent un véritable catalogue de revendications. Celle des Deux-Sèvres regrette que les instructions ministérielles ne lui permettent pas » d’insister » – ce qu’elle fait, malgré tout – sur sa demande de nouvelles brigades à cheval. Celle du Rhône, invitée à se prononcer seulement sur la création d’une brigade à pied, énumère, en les justifiant, les cinq autres créations qui lui paraissent les plus urgentes. La plupart des conseils généraux – 81 sur 86 – réclament, eux aussi, un nouvel effort. Sans doute la crise agricole et l’agitation sociale des années 1846 et 1847 incitent-elles les dirigeants à prêter plus d’attention à ce » voeu national « , selon la formule employée, au début de l’année 1847, par le ministre de la Guerre. Quelques mois plus tôt, le 3 octobre 1846, les autorités avaient déjà fait un geste en direction de la Gendarmerie en rétablissant son Comité consultatif autonome, qui lui permet de disposer d’une représentation directe auprès du ministère. Une nouvelle initiative gouvernementale prévoit de créer en trois ans, à partir de 1848, 574 brigades supplémentaires, qui porteraient l’effectif total de la Gendarmerie départementale à 17 996 hommes, officiers compris, répartis entre 3324 brigades. L’ampleur des troubles consécutifs à la disette et le climat de grande peur qui se propage dans les campagnes conduisent les autorités à anticiper sur ce programme. La loi du 11 avril 1847 fournit les crédits extraordinaires nécessaires à l’organisation immédiate du premier tiers, prévu pour l’année suivante, soit 191 brigades, représentant 1000 hommes. Mais cette première mesure reste isolée car les députés, qui ne veulent pas accroître un déficit aggravé par la récession refusent ensuite d’inscrire la création du deuxième tiers au budget de l’année 1848. A la fin de la Monarchie de Juillet, l’effectif réglementaire de la Gendarmerie départementale s’élève à 16 000 hommes, officiers compris, répartis entre 2941 brigades, soit un accroissement de 3300 hommes et de 641 brigades par rapport à 1828. C’est, finalement, la Seconde République qui achève l’oeuvre du régime précédent en adoptant, par la loi du 25 juillet 1850, le principe de la création d’une brigade dans les 461 cantons qui en sont encore dépourvus. A la fin de l’année 1851, après l’organisation de 231 premières unités supplémentaires, la Gendarmerie départementale compte 17 142 hommes, y compris 596 officiers, répartis entre 3169 brigades. On peut estimer que le réseau territorial de l’arme est alors quasiment complet. Ce coup d’oeil sur l’histoire institutionnelle de la Gendarmerie au cours des années 1840 révèle bien des questions auxquelles la rareté des travaux de référence – et même, pour certains sujets, leur absence totale – empêchent de répondre. Parmi les zones d’ombre qui constituent autant de pistes de recherche, on peut citer les attitudes des diverses catégories de notables à l’égard de l’arme, les carrières effectives de son personnel, l’évolution de son budget global, l’application des mesures décidées en 1841 et les mutations du réseau des brigades en 1843 et en 1847. Dans l’immédiat, cette première étude a montré que l’absence de grand texte organique entre l’ordonnance de 1820 et le décret de 1854 ne signifiait pas qu’aucune décision importante n’avait été prise, sous le règne de Louis-Philippe, pour augmenter les moyens de la Gendarmerie et remédier, à partir de 1841, à des situations discriminantes. Elle a aussi mis en évidence l’influence de la presse spécialisée dans la prise de conscience et la défense des intérêts corporatifs de l’arme à une époque où elle est dépourvue de commandement supérieur.
Jean-Noël LUC
Revue historique des armées, numéro spécial gendarmerie, 1998