par le capitaine (R) PANEL
Docteur en histoire
Conservateur du patrimoine
La pandémie de COVID-19, déclarée par l’Organisation mondiale de la Santé le 11 mars 2020, pose aux pouvoirs publics des questions en partie inédites. Il faut en effet remonter plus d’un siècle en arrière pour retrouver un phénomène épidémique d’ampleur comparable, en termes de diffusion et de létalité. Pour tenter d’éclairer cette actualité, la Société nationale pour l’histoire et le patrimoine de la Gendarmerie propose un bref retour historique sur les phénomènes pandémiques.
« L’unification microbienne du monde » (E. Le Roy Ladurie)
Les pandémies semblent avoir prospéré au confluent de deux facteurs : les « mondes pleins », c’est-à-dire dans un contexte de population très dense et/ou de croissance démographique soutenue, et l’existence d’échanges à grande échelle. Trois crises « mondiales » ont retenu l’attention des historiens :
-la peste dite « de Justinien » (déclarée en 541, retours jusqu’en 767) fut observée de l’Irlande à la Mésopotamie. Elle aurait fait de 25 à 100 millions de morts. Ses contemporains ont estimé qu’un tiers de l’humanité avait péri (interprétation influencée par Ap. 9,15).
– la peste noire (observée en Europe en 1348-1352) aurait tué de 30 à 50% de la population européenne. Présente de la Chine à l’Atlantique, son bilan global serait de 75 à 200 millions de morts.
– la grippe H1N1 dite « espagnole » de 1918-1919, cause de 20 à 100 millions de morts sur les cinq continents.
Dans ces trois épisodes de pandémie, l’infection provient vraisemblablement d’Asie. Signalée initialement en Egypte par les sources impériales, la « peste de Justinien » est attribuée par la recherche moderne au réservoir centre-asiatique. La peste noire, importée par l’invasion mongole sur les rives de la mer noire, est ensuite diffusée en Méditerranée par les marins génois. Quant à la grippe « espagnole », signalée aux Etats-Unis début 1918, elle serait issue de la « pneumonie des Annamites » apparue en 1916.
Toutes sont favorisées par les densités de population et leurs mouvements, notamment à la faveur de grandes guerres : Justinien combat à l’Ouest contre les Goths, à l’Est contre les Sassanides, l’Europe de l’Ouest est traversée par la Guerre de Cent Ans en 1348 ; la Grande Guerre implique, via les alliances et les colonies, l’ensemble de la planète.
Pandémie et bouleversements géopolitiques
Ces phénomènes massifs ont entraîné une cessation brutale des échanges économiques, mais également des processus politiques : Justinien est bloqué dans sa conquête de l’Italie et son empire, en plein expansion, affaibli par la peste (comme, à l’Est, celui des Sassanides) cèdera un siècle plus tard face à la conquête arabe. En 1348, la peste impose de conclure une trêve dans la guerre de Cent Ans (trêve de Calais). Elle contribue au reflux des invasions mongoles, et, indirectement, au succès des Turcs sur l’empire d’Orient.
Enfin, en 1919, il a été reproché à Clemenceau d’avoir accepté l’armistice trop tôt, sans porter le coup de grâce aux Allemands, ni entrer sur leur sol. Lui-même l’a reconnu, répondant qu’il était mal renseigné sur l’état de débandade intérieure de l’Allemagne. Cette théorie du « coup de poignard dans le dos » (Dolchstoßlegende) a été au cœur de la propagande nazie. En réalité, le pic épidémique de grippe se situant aux environs du 1er novembre 1918, la capacité des troupes françaises à soutenir une nouvelle campagne d’hiver était mise en doute.
L’inconnue économique
Les phénomènes pandémiques provoquent nécessairement une crise économique, et une restructuration des circuits de grand commerce. Sous Justinien, comme en 1348, la route de la soie est coupée. Les soieries à motif de dragons, caractéristiques de l’Asie, seront alors copiées en Egypte. Lors de la peste de Marseille (1720), les drapiers rouennais, ne pouvant plus se fournir en savon marseillais, se fourniront en huile espagnole pour produire leur propre savon, puis conserveront par la suite cet usage autarcique. Consciente du risque économique, la ville de Marseille avait pourtant repoussé la quarantaine, envisagée initialement le 25 mai 1720, à la fin du mois de juillet pour ménager la foire annuelle. D’une manière générale, la rupture des communications entraîne une relocalisation de la production, mais les effets de récession restent difficiles à mesurer pour les périodes anciennes, et en 1918, la reprise consécutive à la fin du conflit a probablement annulé l’impact de la grippe sur l’économie.
Fake news et xénophobie
Sous l’Ancien Régime, les épidémies sont considérées comme « le fléau de Dieu », une punition divine du péché des hommes. Elles s’accompagnent donc de grandes peurs, à la fois sanitaires et eschatologiques. L’observation de la contagion produit également des phénomènes d’exclusion circonstancielle (des pauvres, des lépreux, des prostituées…) et la recherche de boucs émissaires.
En 1349, rendus responsables de la peste, des juifs sont brûlés dans le Sud du royaume de France et, selon les Chroniques de Froissart, tentent alors de fuir vers les états pontificaux (Avignon et Comtat Venaissin). A Lyon, durant la peste de 1628, on s’en prend aux protestants. A chaque épidémie, on suspecte les minorités d’empoisonner les puits. Des phénomènes de violence en découlent, que les pouvoirs publics ne peuvent ou ne veulent pas empêcher.
La contagion pose en effet la question de l’autre, de sa représentation et de son rejet éventuel. La syphilis fut appelée au XVIe siècle « mal de Naples » par les troupes françaises qui l’y avaient contractée, mais « mal francese » par les Italiens…
Quant à la grippe « espagnole » de 1918, celle-ci est appelée ainsi usuellement sans aucune raison épidémiologique. En réalité, l’Espagne et la Suisse étaient les seuls pays d’Europe à l’écart du conflit (hors Pays-Bas et Scandinavie), la presse espagnole était ainsi l’une des rares sources d’information libre sur une épidémie que les autres pays, soumis à la censure, lui ont alors imputée.
Le « grand renfermement » (M. Foucault) ?
Avant 2020, épidémies et pandémies n’ont donné lieu qu’à des mesures de confinement à la fois localisées, à l’intérieur de périmètres urbains ou régionaux : on ferme les portes de la cité pour éviter au mal d’y entrer, comme au célèbre siège de Caffa (1346) en Crimée, où les Mongols auraient catapulté par-dessus les murailles leurs propres cadavres pestiférés (inutilement, les rats passant les égouts). A Paris, où le commerce et l’activité ont été totalement arrêtés par l’épidémie de 1580, « on jouait aux quilles sur le pont Notre-Dame », point le plus circulant de la ville, signe que s’il n’y a plus aucun marchand entrant dans la ville, les Parisiens en revanche ont envahi les rues.
En d’autres cas, le pouvoir clôt la ville infectée et fait garder ses portes pour éviter la propagation. C’est le cas lors des pestes de Rouen en 1668, et surtout de Marseille en 1720. Le parlement de Provence, établi à Aix, interdit en effet en juillet 1720 aux Marseillais de sortir de leur ville, et la troupe est déployée afin d’empêcher tout contact avec le Languedoc voisin.
A l’intérieur des villes infectées, on tente progressivement d’isoler les personnes infectées dans des locaux spécifiques (lazarets, lieux de santé, maladreries…) ou chez eux, et/ou de les identifier par une tenue spécifique. Toutefois, on ne réduit guère la circulation intérieure. Au contraire, les épidémies entraînent de grands rassemblements tels que processions, offices religieux, prédications publiques… Lors de la peste de Justinien, le chroniqueur Grégoire de Tours dénombre 300 cadavres exposés dans la cathédrale de Clairmont [auj. Clermont-Ferrand], à la vue du public. Durant la peste de Rouen, tout juste suspend-on l’usage de se donner « la paix à baiser », et l’on prohibe, lors des cérémonies funéraires, le déploiement des tentures de deuil.
En 1918, l’ordre de dépister les permissionnaires au départ et à l’arrivée et d’isoler les soldats contaminés n’est donné par le chef du service de santé que le 25 septembre, mais les moyens du front n’ont offert que peu de garanties à son exécution.
L’idée de se protéger le nez et la bouche est ancienne, notamment une fois observés les effets de la peste pulmonaire et de sa contagion. A Venise, un costume traditionnel du carnaval imite la tenue des médecins qui circulaient durant la peste de 1629 en robe noire, portant des lunettes et sur le nez un « bec d’oiseau » (masquant un tampon de tissu imbibé de vinaigre)
Des masques en tissus ont été distribués largement durant la grippe de 1918 aux Etats-Unis (notamment aux policemen, chauffeurs de tram…), mais rarement en Europe (où l’on n’a pas davantage songé à porter, en ville, le masque à gaz militaire). Notons que malgré cela, les USA ont eu un taux de mortalité comparable à celui de l’Europe
Les questions d’ordre public
Les pandémies sollicitent par conséquent la force publique, à divers titres :
– pour lutter contre les violences urbaines et /ou intercommunautaires (voir supra), et réprimer les pillages rendus faciles dans des bourgs désertés ;
– pour faire appliquer les différents règlements d’hygiène : les intendants sous l’Ancien régime, puis les préfets à compter de 1800 sont responsables de la police sanitaire, secondés dans les grandes villes par des bureaux d’hygiène et de santé publique. La gendarmerie contrôle donc, en cas d’épidémie ou d’épizootie, que les eaux usées sont bien évacuées, les fumiers couverts de paille et épandus hors de l’agglomération tous les huit jours etc…
– aux armées, la gendarmerie a encadré des campagnes de vaccination obligatoire, y compris des civils (comme à Salonique en 1916) et assisté le service de santé dans la détection des soldats infectés et leur mise à l’écart. Ce fut le cas en matière de maladies vénériennes, la gendarmerie étant présente lors des « revue des queues » raillées mais redoutées par les soldats, et dans le contrôle des maisons de tolérance.
D’une manière générale, durant la Première Guerre mondiale, la gendarmerie contrôle les frontières terrestres (avec les douanes), les permis de circulation dans les gares et la zone des armées, l’exécution, sur le front, des mesures de police sanitaire, et participe au tri et à l’orientation des soldats. Toutes mesures qui devaient contribuer, en 1918, à limiter la contagion grippale, sans pouvoir affirmer qu’elles aient eu de l’effet.
La gendarmerie et la grippe de 1918
Comme l’ensemble des forces armées en 1918, la gendarmerie a été confrontée au phénomène, sans que des mesures particulières de prévention soient mentionnées par les archives. Au moins 120 gendarmes sont connus comme morts en service de la « grippe endémique » (probablement un peu plus), ce qui répète le taux de 0,5% de la population française (et paradoxalement pas davantage, alors que les gendarmes de 1918 sont âgés, fatigués et exposés). Au moins 92 ont reçu la mention « Mort pour la France ».
Cela représente 15% des gendarmes morts pour la France en 1914-1919 (contre 14% de « tués à l’ennemi »). De très nombreux gendarmes ont été atteints, au point de se voir mourir, comme Julien Duhamel, qui en témoigne dans ses mémoires :
Depuis quatre ans, je menais une existence pénible et, au cours des derniers trente mois, je n’avais couché dans un lit que pendant de très courtes permissions. D’autre part, la nourriture aux armées laissait parfois beaucoup à désirer. Ma santé était ébranlée et cependant je ne tenais pas à me faire porter malade. La grippe espagnole sévissait à cette époque et deux de nos camarades étaient morts presque subitement. À mon tour, je fus atteint dans ses premiers jours d’octobre [1918]. La respiration des gaz, en juin, m’avait rendu plus accessible à cette maladie. Le médecin militaire, qui vint m’examiner, me déclara intransportable et me fit coucher dans un grenier, sur une paillasse de foin placé sur un lit de camp. J’avais l’impression que j’étais perdu, puis je me suis mis à délirer (Musée de la Gendarmerie).
Ce prévôtal est finalement sauvé par un sergent, instituteur dans le civil et employé comme comptable de la prévôté, qui lui trouve des cachets. De même, le seul roman qui ait pour cadre les prévôtés de la Grande Guerre se conclut par la mort du héros, gendarme auxiliaire aux armées, de la grippe « à l’hôpital H4/22 le 5 décembre 1918 » (Léo Larguier, François Pain, gendarme, Paris, EFI, 1919).
Concernant la lutte contre l’épidémie en interne, on sait peu de choses, sinon que les casernes les plus infectées, comme celle d’Ajaccio, ont fait chauler leurs murs.
L’épidémie a également désorganisé les brigades au moment même de la démobilisation : celle-ci commence le 16 novembre 1918 pour les gendarmes auxiliaires, or le pic épidémique se situe vers le 1er novembre. De très nombreuses brigades, déjà en sous-effectif depuis 1914, tombent sous le seuil critique. Le 2 janvier 1919, le sous-directeur de la gendarmerie signale ainsi que « la libération de toutes les classes de la RAT [soldats réservistes de plus de 40 ans] va diminuer les effectifs de la gendarmerie à l’intérieur d’un nombre total de 6 041 hommes qui, ajouté à un déficit déjà existant de 5 924, portera ce déficit à 11 965 », soit près de la moitié de l’effectif de la gendarmerie départementale de 1914. Les pertes de tous ordres de la campagne, dont la grippe occupe à cette époque la première place, comptent donc pour 50% du déficit.
Celui-ci est d’autant plus critique qu’il est mal réparti : pour ne pas dégarnir la gendarmerie dans la zone des armées, on a fait porter l’effort sur les départements de l’intérieur, comme le relève le préfet du Cantal :
« Dans le département, il y a 36 brigades de gendarmerie. Aucune n’est au complet et 15 sont actuellement réduites à un seul homme. L’effectif normal était de 170 gendarmes. Il est réduit à moins de 50 hommes. Il y a lieu de remédier d’urgence à cette situation et de porter les effectifs à un nombre se rapprochant de la normale » (Archives nationales, lettre au ministre de l’Intérieur, le 19 janvier 1919. AN, F7 12 936 – souligné dans le texte).
Dès le début de 1918, Clemenceau avait noté que « de graves questions se posent qui intéressent l’existence même de la gendarmerie » et proposé en conséquence la création d’une sous-direction (rapport au président Poincaré, 16 février 1918). La priorité de l’année 1919 est désormais la reprise d’un recrutement massif et rapide. On doit donc considérer que la pandémie de 1918, compte, indirectement, dans les facteurs qui ont conduit à la création des premières écoles d’élèves-gendarmes (dites « Ecoles préparatoires de la gendarmerie »), en mai 1919.
Bibliographie :
La peste :
Jean-Noël Biraben, La peste dans les pays européens et méditerranéens, Paris, Mouton, 1975.
Françoise Hildesheimer, L’Ancien Régime à l’épreuve de la peste, Paris, Publisud, 1990.
Johannes Nohl, La mort noire. Chronique de la peste d’après les sources contemporaines, Paris, Payot, 1985.
La syphilis :
Claude Quetel, Le mal de Naples. Histoire de la syphilis, Paris, Seghers, 1986.
Jean-Paul Martineaud, L’amour au temps de la vérole : histoire de la syphilis, Glyphe, 2010.
La grippe :
Pierre Darmon, « Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918-avril 1919) », Annales de démographie historique, no 2, 2000.
Laura Spinney, La Grande tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde, Albin Michel, 2018.
Freddy Vinet, La Grande grippe. 1918, la pire épidémie du siècle, Vendémiaire, 2018.
La contagion et la prophylaxie :
Yves-Marie Bercé, Le chaudron et la lancette. Croyances populaires et médecine préventive, Paris, Presses de la Renaissance, 1984.
Jean Delumeau, Histoire de la peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1978.
Gérard Fabre, Épidémies et contagions : l’imaginaire du mal, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
Emmanuel Le Roy Ladurie, « Chapitre 24 : L’unification microbienne du monde (XIV – XVIIe siècles) », Le territoire de l’historien, Gallimard, 1976.
Emmanuel Le Roy Ladurie « La crise et l’historien », In: Communications, 25, 1976. La notion de crise. pp. 19-33.
Jacques Ruffié et Jean-Charles Sournia, Les épidémies dans l’histoire de l’homme : Essai d’anthropologie médicale, de la peste au sida, Paris, Champs Flammarion, 1999.
Quelques études urbaines :
Charles Carrière, Marseille, ville morte. La peste de 1720, Marseille, Garçon, 1968.
Ange-Pierre Leca, 1832. Et le choléra s’abattit sur Paris, Paris, Albin Michel, 1982.
François-Gustave Panel, La peste de Rouen de 1668, Rouen, Léon Gy, 1911.
Rôle de la gendarmerie en 1918-1919 :
Romain Pécout, « Finir la guerre, gagner la paix? Les gendarmes dans l’interminable sortie de la Première Guerre mondiale (1918–1925) », Force publique, 2019.
Louis N. Panel, La Grande Guerre des gendarmes, Paris, Nouveau monde, 2013.