Maréchal des logis de Cavalerie
Gendarme à cheval
Commissaire de Police
Les premiers régiments :
Sous le Second Empire, le patriotisme est très exacerbé et la conscription est un moment clé de la vie des jeunes gens. C’est donc en 1864 qu’Henri-Ferdinand, né le 13 avril 1844, rejoint la mairie de Joyeuse pour y accomplir son premier devoir de citoyen. Ferdinand se lève très tôt, peut être à cause de l’anxiété qui le gagne peu à peu. Il s’habille en belle tenue, mange un peu malgré les noeuds dans l’estomac et quitte la demeure familiale pour rejoindre la mairie. Il arrive devant la mairie vers huit heures moins le quart, fier de venir accomplir son devoir. Le roulement de tambour raisonne dans les rues adjacentes et les gendarmes font le service d’ordre. Le bureau du recrutement est composé du secrétaire général de la préfecture, de deux adjoints et deux gratte-papiers. A huit heures, le gendarme appelle les lettres A et B pour assister au pliage des numéros et à leur vérification. On les plie en huit puis on les met dans un étui en bois et ils sont retenus aux deux extrémités par une petite paille puis on les met dans l’urne, on les brasse et le tirage commence. Les appelées sont convié à monter sur l’estrade à l’appel de leur nom pour tirer un numéro. Nous ne savons pas quel numéro tire Ferdinand, mais il fait parti de ceux qui ont la chance de servir leur pays. Ferdinand est de grande de taille et de carrure imposante, il possède déjà une fine moustache qu’il gardera tout au long de sa vie. Sa fiche de recrutement le décrit comme un homme « robuste d’un mètre soixante-dix-huit », de « bonne instruction » et de « bonne conduite ». Ce physique impressionnant lui permet d’incorporer le 26 juin 1865 le 1er régiment de carabiniers basé à Lunéville, le même régiment que son frère avait rejoint quelques années auparavant. Il prend garnison au sein de son régiment le 29 juin suivant et le 8 décembre 1865, rejoint, par décision ministérielle, le 2ème escadron du 4ème régiment de cuirassiers.
Le 13 mars 1866, le 3ème escadron du régiment exécute un ordre du ministère de la guerre daté du 7 mars et quitte Abbeville, où il tenait garnison, pour se rendre à Vendôme. Il atteint sa nouvelle destination le 26 du même mois. Ce même jour, un nouvel ordre prescrit au reste du régiment de se rendre à Vendôme. Le mouvement s’exécute en deux colonnes partant les 15 et 16 avril et arrivant les 28 et 29 du même mois. Pendant le séjour du régiment à Vendôme, les escadrons sont détachés successivement à Montoire, pendant cinq mois chacun, le tour commençant par le 4ème escadron. Dans le courant de l’année, le 6ème escadron est supprimé et le
régiment est reconstitué à cinq escadrons. Les journées du jeune Jullien sont rythmées entre les exercices physiques à cheval et les exercices théoriques de tactiques militaires. Sa vive intelligence et son assiduité au travail lui permettent d’atteindre, le 28 avril 1867, le grade de Brigadier.
Le 24 juin 1867, le cuirassier Six, du 3ème escadron, est décoré, après avoir refusé une récompense pécuniaire, de la médaille d’honneur pour avoir sauvé, au péril de sa vie, une jeune femme qui se noyait dans le Loir. Un an plus tard, le 21 juin 1868, le brigadier Jullien est à son tour décoré par la ministère de l’intérieur, sur proposition du ministre de la guerre, de la médaille d’honneur de 2ème classe en argent, pour avoir porté secours, au péril de sa vie, à un jeune homme qui se noyait dans la même rivière. Quatre jours après, le cuirassier Trichard opère un sauvetage dans les mêmes conditions et se voit lui aussi obtenir la précieuse décoration.
Depuis la mise en retraite du colonel de Deban-Laborde, le 15 octobre 1867, le colonel Billet, ancien lieutenant-colonel du 3ème régiment de lanciers, a pris le commandant du régiment. Grâce aux recommandations de ce dernier, Henri-Ferdinand Jullien passe, le 15 janvier 1869, Maréchal des logis. De Vendôme, le 4ème cuirassier est envoyé au Camp de Chalons. Les quatre escadrons mobiles, (1er, 2ème, 4ème et 5ème escadrons) voyagent en deux colonnes, qui partent les 13
et 14 avril 1869, pour arriver au camp les 29 et 30 du même mois. Le régiment séjourne au camp du 29 avril au 9 juillet 1869. Il est sous la tente : le dépôt est alors formé par le 3ème escadron, qui reste à Vendôme. Par décision ministérielle du 16 juin 1869, le régiment est désigné pour aller à Lunéville. Il quitte le camp en deux colonnes les 9 et 10 juillet et arrive à Lunéville les 17 et 18 du même mois. Le dépôt quitte Vendôme le 5 septembre et est dirigé sur Toul, où il arrive le 25.
A Lunéville, le régiment incorpore la Division de Cavalerie commandée par le Général Desvaux, composée de la façon suivante : les 1er et 4ème régiments de cuirassiers sous le commandement du Général Girard et les 2ème et 3ème régiments de cuirassiers sous le commandement du Général de Brauer. Le 1er janvier 1870, le Général Vicomte Bonnemains remplace le Général Desvaux, appelé au commandement de la Division de Cavalerie de la Garde Impériale. Au mois de mai, la Brigade Girard est remplacé dans la division de Lunéville par une brigade de Lanciers et reçoit l’ordre d’aller tenir garnison à Versailles.
Après cinq années passées dans l’armée, Ferdinand Jullien désire suivre l’exemple de son frère et intégrer la gendarmerie. Le 7 mars 1870, suite à la recommandation de ses supérieurs, il est nommé, par décision ministérielle, à la compagnie du Rhône comme gendarme à cheval à la 3ème brigade de Lyon.
Le Conflit de 1870-1871 :
Les tensions avec la Prusse ressurgissent à propos de la succession d’Espagne quand le prince Léopold de Hohenzollem se porte candidat en juin 1870 au trône d’Espagne vacant depuis deux ans. Tandis que la passion anti-française embrase l’Allemagne, la presse et la foule parisiennes réclament la guerre. La chambre, en dépit des efforts désespérés de Thiers et de Gambetta, vote l’entrée en guerre sous le motif d’ »insulte publique ». La guerre est ainsi officiellement déclarée le 19 juillet 1870. L’armée prussienne a d’ores et déjà l’avantage en hommes, plus du double par rapport à l’armée française, en matériels avec le puissant canon Krupp et en stratégie, elle-ci ayant été élaborée dès 1866. Lors de cette entrée en guerre la France est sans alliée. L’Empereur comptait sur la neutralité des états allemands du Sud mais la révélation des prétentions de Napoléon III sur les territoires de Hesse et de Bavière les amènent à signer un traité de soutien avec la Prusse et la confédération d’Allemagne du Nord. De son côté, le Royaume-Uni, à qui Bismark avait communiqué le brouillon du traité datant de 1867 par lequel Napoléon III revendiquait la Belgique, ne se soucie que du respect de la neutralité de cette dernière par les belligérants. De son côté, la Russie souhaite que le conflit reste localement isolé et n’ait pas de conséquences sur la Pologne tandis que l’Autriche, en dépit de bonnes relations entre les deux Empereurs, n’est pas prête et demande un délai avant d’accorder un éventuel soutient aux Français. Enfin, l’Italie exige pour sa participation l’évacuation de Rome. L’évacuation du territoire pontifical s’effectue bien le 19 août mais trop tard pour permettre aux italiens d’intervenir au coté de l’armée impériale. En ce mois de juillet 1870, les français sont mal préparés et isolés.
Lorsqu’éclate le conflit, Ferdinand est en poste au sein de l’unité de gendarmerie de Lyon. Dès le 18 juillet, une armée unique, l’armée du Rhin, est créée et aussitôt envoyée sur le sur le front Est. Elle se compose de 8 corps d’armée et d’une grande réserve de cavalerie. Malheureusement, la mobilisation française se réalise avec grande difficulté et dans un épouvantable désordre. Des détachements complets, venant des garnisons les plus éloignées, ne sont même pas encore arrivés, début août, lorsque les hostilités commencent. 250 000 hommes sont attendus, mais à peine 200 000 sont prêts à entrer en campagne. Un appel à la mobilisation est lancé, à travers toute la France, afin de réunir au plus vite le maximum d’hommes pour lancer les premières offensives. Ferdinand Jullien quitte alors Lyon le 19 juillet pour rejoindre Metz. Il entre dans la ville, où s’organise tant bien que mal l’armée du Rhin, deux jours plus tard, et dès le 24 juillet, il est « détaché à la force publique de l’armée du Rhin ». La gendarmerie a pour objectif de surveiller les guides chargés d’ouvrir la route en territoire étranger, protéger les convois contre les francs-tireurs, contrôler les réquisitions, garder et transférer les prisonniers ennemis. Tenus d’occuper de jour comme de nuit les gares et les points stratégiques pour y exercer une fonction de police militaire, les gendarmes recherchent également les déserteurs et les militaires circulant sans papiers, recueillent les armes, les munitions ou les effets d’équipements abandonnés, patrouillent enfin pour opérer l’arrestation des espions et des suspects.
Mal préparés, très inférieurs en nombre et très mal commandés, les Français font cependant preuve de panache, comme c’est le cas lors de la bataille de Froeschwiller-Woerth dite bataille de Reichshoffen. Pour dégager son infanterie menacée d’encerclement, Mac Mahon décide la retraite vers le petit village de Reichshoffen. Pour protéger son mouvement, il fait appel aux cuirassiers de la brigade Bonnemains. Lourdement harnachés, les cuirassiers s’élancent sur un terrain vallonné coupé de vignes et de houblonnières et se font anéantir sous le feu d’une artillerie ennemie bien à l’abri : « décimés, foudroyés, ils s’élancent encore une fois et, tandis que l’armée s’éloigne, ils donnent, en se faisant tuer, le temps aux vaincus d’éviter la mort ». Mac Mahon emploiera quelques jours plus tard ces mots : « Soldats, dans la journée du 6 août, la fortune a trompé votre courage ; mais vous n’avez perdu vos positions qu’après une résistance héroïque, qui n’a pas duré moins de 9 heures. Vous étiez 35 000 combattants contre 140 000, et vous avez été accablés par le nombre. Dans ces conditions une défaite est glorieuse, et l’histoire dira qu’à la bataille de Reichshoffen, les Français ont déployé la plus grande valeur. » Ce fait d’arme restera à la postérité sous le nom de « Charge de Reichshoffen « . Les récits familiaux relatent que Ferdinand Jullien aurait participé à cette terrible bataille sans qu’aucun document officiel ne puisse l’attester.
Fin du Second Empire :
L’armée française multiplie les victoires inexploitées, dont celles de Mars-la-Tour le 16 août, ayant pour conséquence la lourde défaite de Saint-Privat, deux jours plus tard, obligeant les troupes du maréchal Bazaine à se retirer sur Metz. Le 25 août, ayant reconstitué une armée, le maréchal de Mac-Mahon, accompagné de l’Empereur, passe à l’offensive avec 120 000 soldats pour tenter de percer les troupes prussiennes et dégager le maréchal Bazaine de Metz. Les régiments de cuirassiers héroïques reformés, participent à la terrible bataille de Sedan, le 2 septembre, qui voit la défaite de l’armée française et la capture de l’Empereur Napoléon III. Sans Empereur, l’armée française est dans l’obligation de déposer les armes. L’acte de capitulation précise que la place forte ainsi que les armes, munitions, matériels, chevaux et drapeaux seront remis aux vainqueurs et que l’armée prisonnière sera conduite sur la presqu’île d’Iges à l’ouest de Sedan. Il est aussi prévu dans l’acte de reddition que les officiers et employés civils ayant rang d’officier ont la possibilité de ne pas être faits prisonniers, sous réserve de déclarer sur l’honneur de ne pas se battre ultérieurement. Le bilan de cette bataille est très lourd : 15 000 Français tués ou blessés, 91 000 prisonniers internés sur la presqu’île d’Iges, surnommée très vite le « camp de la mort », 3 000 internés en Belgique et 10 000 qui ont réussi à se replier sur Paris. Côté allemand, on déplore 10 000 morts ou blessés sur 250 000 hommes.
Avec la capitulation de Sedan, l’Empire perd son dernier soutien, l’armée. À Paris, les républicains demandent le 3 septembre la déchéance de l’Empire. Le 4, le peuple envahit le Palais-Bourbon, et l’Impératrice est obligée de fuir le palais des Tuileries. Léon Gambetta à la tribune annonce la chute du régime impérial et se rend, accompagné de Jules Favre et de Jules Ferry, à l’hôtel de ville pour proclamer la république. Un gouvernement provisoire, sous la direction de Favre et du général Trochu, est constitué. C’est un Gouvernement de Défense nationale, qui ordonne la résistance à outrance.
Pendant ce temps, Metz est toujours assiégée et Bazaine n’a pas l’intention de se rendre. Les Français tentent de rompre le siège tout d’abord à Noisseville puis à Bellevue mais sont repoussés par deux fois. En octobre, pas moins de 15 000 malades ou blessés s’entassent dans les hôpitaux de la ville ou dans des baraquements de fortune. Les vivres et l’eau sont sévèrement rationnés et l’on mange des chevaux pour tromper la faim. La privation de nourriture, qui pousse certains à manger du rat, affecte durement le moral des habitants. L’efficacité du blocus allemand commence à porter ses fruits.
L’article 9 du décret du 2 octobre 1870 réorganise la prévôté : « Chaque division aura une prévôté composée de trente-deux gendarmes à cheval, commandés par un officier. Cette troupe se divisera au besoin, de manière que chaque portion de corps marchant isolée, soit accompagnée au moins de deux gendarmes et d’un brigadier. La prévôté arrêtera d’elle-même tous les délinquants quels qu’ils soient, officiers ou non, et dressera ses procès-verbaux des délits commis, qui seront aussitôt transmis au commandant de la colonne. Contre les délinquants qui tenteraient de fuir ou de faire résistance, elle fera usage de ses armes. La prévôté recevra et conduira les délinquants qui lui seront remis par une autorité quelconque de la colonne ; quand il y aura lieu, il lui sera donné des hommes de garde pour conduire les délinquants. La juridiction pénale des prévôts prévue par les articles 51, 52 et 75 du Code de justice militaire, s’étend à la suite du corps d’armée, sur tout le sol français. » C’est ainsi que Ferdinand Jullien est attaché à la « prévôté de l’armée du Rhin » à Metz. Sa mission, assurer les décisions de police et de justice militaire. La nuit, de 20 heures à 4 heures, il effectue des patrouilles aux abords de la ville. Il dresse des procès-verbaux de constatation de délits, qui sont ensuite transmit au chef d’état-major de chaque corps d’armée par les grands prévôts. Il procède également à des arrestations de militaires. Les motifs les plus fréquents sont l’ivresse, l’absence illégale, le défaut de présentation de papiers militaires, l’insolence et le tapage nocturne. Les faits sont parfois beaucoup plus graves. Les cas de vols et pillages de demeures de particuliers qui hébergent des militaires, et tout spécialement des gardes mobiles, sont très nombreux. Il peut aussi initier des enquêtes, sur plainte d’habitants, dénonciation ou sur demande du chef d’état-major.
Mais, privé de renforts, le maréchal Bazaine capitule le 28 octobre, livrant aux Allemands : 3 maréchaux, 6 000 officiers et 173 000 soldats, dont Ferdinand, qui sont envoyés en Allemagne. Le transfert s’effectue en deux temps : un voyage à pied pour rallier une gare d’embarquement, puis un transfert en train jusqu’au lieu de la détention. L’une des premières préoccupations des prisonniers est de se nourrir, surtout dans les premiers jours de la captivité. Quand ils arrivent, ils sont souvent sous alimentés. Ferdinand l’est certainement avant même d’être faits prisonniers, du fait du blocus imposé lors du siège de Metz. Les officiers ont la possibilité, en échange de la promesse de ne pas retourner en France pour reprendre le combat, d’échapper aux camps pour être assigné à résidence dans une ville allemande de leur choix. Pour les autres, les conditions de détention sont dures : infrastructures et équipements insuffisants, froid, faim, promiscuité, vermines et maladies. A cela s’ajoutent les exactions de leurs gardiens…
Le manque de vivres, les bombardements quotidiens et la succession des échecs militaires provoquent une agitation croissante de la population parisienne qui fait craindre au gouvernement provisoire une prochaine révolte. Celui-ci décide donc de cesser au plus vite les hostilités et signe le 28 janvier 1871 un armistice qui ne concerne pas les opérations dans l’est, dans l’attente de l’arrêt des négociations sur le futur tracé des frontières. L’armistice général intervient le 15 février. L’ordre est alors donné à la place de Belfort de se rendre, ce qu’elle fait le 18 février avec les honneurs.
Libéré le 10 mai 1871, Ferdinand rentre à sa brigade le 12 du même mois et rejoint son domicile de Joyeuse le 16. Dans une lettre du 25 novembre 1922 adressée au ministre de la guerre, il résume sa carrière militaire ainsi :
« JULLIEN Henry-Ferdinand, né le 13 avril 1844 aux Chautards, canton de Joyeuse, Ardèche, de Frédéric et de Marie Magdeleine Boyer.
Incorporé au 4e régiment de cuirassiers sous le n° mle 957, le 12 décembre 1865, venant du 1er Régt. de carabiniers par suite de licenciement de ce corps. Brigadier le 28 avril 1867.
A reçu de son Excellence le Ministre de l’Intérieur, sur la proposition de son Excellence le Ministre de la Guerre, une médaille d’honneur de 2e classe en argent, pour avoir, le 21 juin 1868, sauvé au péril de sa vie, un jeune homme qui se noyait dans le Loir, à Vendôme (Loir et Cher).
Maréchal des logis le 18 janvier 1870.
Nommé gendarme à cheval à la 3e brigade de Lyon en mars 1870. Ici je n’ai plus de base. Parti de Lyon le jour de la déclaration de la guerre, le 15 ou 18 juillet. Arrivé à Metz 2 jours après. Attaché à la Prévôté de l’armée du Rhin jusqu’à la reddition de cette place le 29 octobre 1870. Prisonnier de guerre ledit jour, jusque vers le 8 ou le 10 mai 1871. Rentré à ma brigade vers le 12 du dit mois.
Admis sur ma demande, à la retraite proportionnelle le 22 novembre 1882, si je ne me trompe. Titre de retraite
n°122.127. »
La IIIème République :
Le 7 mai 1872, Ferdinand intègre, comme brigadier remplaçant, l’unité de gendarmerie à pied de la Compagnie d’Ardèche de Joyeuse. Cependant, son objectif est la gendarmerie à cheval. Grâce à son aisance à monter à cheval, il est nommé brigadier à cheval à la Compagnie de la Loire le 13 mars 1873, puis placé à la Compagnie de l’Ardèche par décision ministérielle du 21 mars suivant. Le 18 mars 1875, il rejoint le Compagnie du Rhône, basée à Beaujeu, sur décision du colonel chef de sa légion. Son séjour à Beaujeu est agréable. Il y rencontre Jeanne Marie Blandine Pullin, qu’il épouse le 22 avril 1879, après avoir fait rédiger chez Maître Reynaud, notaire à Uzer, un contrat de mariage en bonne et due forme. Il passe maréchal des logis à cheval de la même compagnie le 15 octobre 1880 avant d’être muté à la Compagnie de l’Isère le 1er juin 1881. Il loge à La Mure, où le 8 mai 1882 naît Marie-Philippe André Ferdinand Jullien, son premier fils.
Le commandant de sa Compagnie, satisfait par ses états de service, le propose alors au grade de sous-lieutenant. Malheureusement, le chef de légion écarte sa candidature en représailles de différents personnels qu’entretiennent les deux hommes. Cette décision irrite fortement Ferdinand qui estime mériter cette promotion. Il adresse alors deux réclamations, la première par voie hiérarchique à la commission des Inspecteurs Généraux et la seconde directement à son ministre de tutelle par l’intermédiaire de son frère, maréchal des logis de gendarmerie en retraite. La commission soutient la décision du chef de légion et en informe le maréchal des logis Jullien, qui ne transmet pas cette note à ses supérieurs. Le 7 août, le commandant de la Compagnie de l’Isère est informé par le commandant de l’arrondissement de cette irrégularité et convoque aussitôt Jullien dans son bureau. Ferdinand déclare avoir déchiré la note et ajoute sur un « ton élevé et impertinent » : « je suis militaire au même titre que vous et, par conséquent, très chatouilleux du point de vue des sentiments et de l’honneur ». Cette réponse déplait au Commandant qui menace de le traduire en conseil de guerre et lui demande de quitter le bureau. Le sous officier Jullien écope de 30 jours de prison, infligé par le Gouverneur militaire de Lyon et le chef de légion demande la cassation de son grade : « l’arrogance dont le sieur Jullien a fait preuve vis-à-vis de ses chefs, son orgueil et son caractère indiscipliné ne lui permettent pas de conserver plus longtemps son grade ». Le 20 septembre 1882, décision est prise de casser le grade de Ferdinand Jullien qui est remis simple gendarme à cheval, puis est ensuite muté à Lyon à la Compagnie du Rhône le 1er octobre suivant. Après 20 ans passés dans la Gendarmerie, il demande sa mise en retraite proportionnelle qui est accepté le 25 septembre 1882.
Le 5 mai 1885, un poste de commissaire de police de 4ème classe est crée à Aix les Bains. Ferdinand Jullien y propose sa candidature et y est officiellement nommé par arrêté préfectoral du 18 mai. Les bureaux du commissariat de police sont installés dans les locaux de l’hôtel de ville. Dès lors, Ferdinand Jullien devient responsable de la sécurité d’une petite ville thermale qui accueille chaque année plus de 25 000 « baigneurs ». Rattachée à la France depuis le plébiscite de mars 1860, la ville est déjà un haut lieu de villégiature pour les gens fortunés et a reçut le mois d’avril précédent la Reine Victoria d’Angleterre, sous le nom de Comtesse de Balmoral. Ferdinand porte le costume de sa fonction et devient très vite très apprécié de ses concitoyens. Entre 1885 et 1892, il reçoit de nombreux hôtes de marque. Parmi les plus célèbres, nous pouvons citer : la reine Victoria du Royaume-Uni (1887 et 1890), le duc de Montpensier Prince d´Orléans (1887), le Maharadjah Prince de Baroda des Indes (1887), le grand-duc Alexis de Russie (1887), l’Empereur Pedro II d’Alcantara du Brésil et l’Impératrice (1888), le Président de la République française Sadi-Carnot (1888), le roi Georges 1er de Grèce (1889 à 1892), Paul Verlaine (1889), Guy de Maupassant (1891), la reine Maria-Pia du Portugal…
En avril 1887, la Reine Victoria accorde à la ville son deuxième séjour. L’évènement est très solennel et fait appel à un ensemble de protocoles méticuleux. La Reine arrive par un train spécial de 110 mètres de long, qui comprend outre la locomotive, une voiture pour les bagages précieux, une voiture pour la toilette, une autre pour la salle de bain et des salons, deux wagons privés pour la reine, un wagon pour ses domestiques, deux wagons de salons lits, un avec un couloir de circulation pour les domestiques, et enfin plusieurs pour les bagages. Mais déjà avant son arrivée une partie du mobilier royal a été expédié, de sorte que lorsque la reine arrive, elle trouve ses appartements déjà aménagés avec son mobilier. Sa résidence est la même que pour son précédent séjour : la Villa Montet, renommée par la suite Villa Victoria.
Sa Majesté arrive dans la ville le 6 avril à 9h30 du matin. La brigade de gendarmerie et les policiers du commissariat d’Aix-les-Bains sont placés sous les ordres du commissaire Jullien, qui est responsable du service d’ordre. Comme convenue, aucune réception officielle n’a été organisée. Devant la gare, une foule sympathique et respectueuse attend patiemment le passage du carrosse pour saluer la Reine. Un détachement du 6ème régiment de dragon et du 13ème bataillon des chasseurs de Vincennes forme la haie d’honneur sur le passage de sa Majesté, qui monte dans sa voiture accompagnée de sa fille, la princesse Béatrice, et de deux dames d’honneur. A ce moment, les officiers font porter les armes, saluent avec leur épée et la foule qui attend se découvre respectueusement. Aucun cri n’est poussé et tout se passe dans le plus grand calme et la plus grande courtoisie. La voiture de sa Majesté remonte le boulevard de la gare puis emprunte l’avenue Victoria afin de la conduire à la Villa Montet. Au même moment, à 10 heures du matin, Madame Jullien accouche, dans ses appartements de l’Hôtel de Ville, d’un petit garçon. Informé de la nouvelle, le commissaire Jullien s’éclipse discrètement en fin de matinée pour rejoindre son épouse. Le jeune bébé, baptisé Charles-Omer, et la maman sont tous deux en bonne santé.
Le séjour de la Reine s’effectue selon un emploi du temps rituellement orchestré. Le petit déjeuner se fait en musique : l’orchestre généralement italien donne l’aubade. Vers 11h a lieu une promenade en voiture au coeur de la ville, souvent dans des parcs. La plus grande surprise pour le commissaire Jullien fut sans nul doute l’extravagance des serviteurs royaux : le matin des écossais en kilt jouent de la cornemuse alors que l’après-midi ce sont des indiens en costume traditionnel qui servent le thé. A midi, le repas est souvent l’occasion de rassembler des invités de marque ou membres de la famille royale. Pour l’après-midi la reine organise une grande promenade en calèche dans la campagne environnante, en compagnie de sa fille Béatrice et de ses demoiselles d’honneur. La voiture royale est précédée par un cavalier, le piqueur, en bottes molles et culotte blanche, redingote et chapeau noir, accompagné de seize cavaliers du 4ème régiment de dragons de Chambéry. Toute la ville est dehors et admire l’élégant cortège. La reine et sa fille, la princesse Béatrice, visitent Annecy et font le tour du lac sur la Couronne de Savoie, bateau-vapeur en bois, offert par Napoléon III à la ville après sa visite en septembre 1860. Elles se rendent ensuite, le 16 du même mois, aux abords du lac du Bourget. Ce lac, entouré par les collines du sillon alpin, la montagne du Chat, le Grand Colombier et le massif des Bauges offre de beaux panoramas, souvent spectaculaires. Cette visite est l’occasion pour le cortège royal de se rendre au Belvédère de la Chambotte dans le restaurant de Monsieur Louis Lansard pour y déguster scones et autres spécialités du lac. La reine Victoria y accède en chaise à porteurs. Il est probable qu’Henri-Ferdinand Jullien accompagne son hôte de marque dans ses balades qu’il connaît certainement très bien. Peut-être les a-t-il lui-même conseillé ?
Le 21 avril, la Reine Victoria organise une fête de nuit en l’honneur de la princesse Béatrice. Les jardins du Cercle d’Aix les Bains, dont l’entrée est accessible, sont décorés et illuminés avec raffinement. Les croisées de l’hôtel sont ornées de drapeaux français et anglais. La musique du 97ème régiment d’infanterie de ligne joue les meilleurs morceaux de son répertoire. Puis, la Chorale d’Aix-les-Bains vient mêler ses notes à la fête. Le Prince Henri de Battenberg, gendre de la Reine et frère de l’ancien souverain de Bulgarie, vient en personne remercier, au nom de sa majesté, le directeur et le président de la société. La Reine émet ensuite le désir d’entendre une seconde fois la Chorale d’Aix-les-Bains, qui est heureuse d’honorer à la demande.
Le jour du départ approche et la Reine Victoria exprime le désir auprès du lieutenant-colonel de Massaing, que le gouvernement français a attaché à sa personne pendant son séjour à Aix, de passer en revue les troupes de la garnison de Chambéry. La demande accordée par les autorités militaires, le 4ème régiment de dragons, le 97ème régiment d’infanterie de ligne et le 13ème bataillon de chasseurs à pied se rendent, le 25 avril en début d’après midi, sur la route reliant Aix à Chambéry. La reine Victoria arrive en voiture, accompagnée de sa fille, la princesse Béatrice, et du prince de Battenberg. Elle est escortée par de Massaing et les lieutenants du Bourget et de Maillé. Les troupes, commandées par le général Haillot, défilent pendant que les musiques jouent l’hymne nationale anglaise God save the Queen. Les officiers saluent de l’épée, auquel la reine et sa fille répondent par une inclinaison de la tête. Le défilé terminé, tous les chefs de corps se présentent à sa Majesté, qui leur adresse ses plus sincères félicitations. Puis la reine et sa suite passent devant le front des régiments qui lui présentent les armes, avant de regagner leur domicile.
Le lendemain, lors d’une sobre cérémonie, sa majesté offre quelques présents aux personnes qui ont été appelées, par leurs fonctions, à lui être utiles pendant son séjour : « A M Bernascon, son maître d’hôtel, un médaillon en or massif ciselé sur double fond émeraude et grenat, représentant le blason royal surmonté du diadème britannique ; à MM Vandeplanke, chef de gare, et Morin, directeur du bureau des postes et télégraphes d’Aix, des chaînes de montre en or ; à M Cognet, premier sous-chef de gare, ainsi qu’à son collègue en second des crayons porte-mine en or ; à M Livet, directeur de l’établissement thermal, son portrait en pied, signé ; à
M de Grenaud, maréchal des logis de l’escorte d’honneur, un porte-cigarette en argent ciselé, portant en relief le nom de Victoria. Le lieutenant-colonel Niel, le lieutenant de Lafond, le sous-lieutenant de Lacoste, M Bonna, maire d’Aix, M. Vigier, directeur du Cercle, n’ont pas été non plus oubliés. […] Quant au personnel aixois attaché aux services particuliers de Sa Majesté et de la princesse Béatrice, il a été gratifié de couverts en argent et autres luxueux objets utiles. […] Tous ces objets sont, pour la plupart, de provenance aixoise, puisqu’ils ont été achetés chez les bijoutiers de notre ville. » C’est ainsi qu’elle remet en main propre au commissaire Jullien, une
parure de huit boutons de manchette en or sertis de perles fines, pour les services rendus et comme cadeau de naissance pour l’heureux évènement survenu le jour de son arrivée dans la ville. Il est à noter qu’aucune décoration n’est concédée ce jour là : « On ne prodigue pas en Angleterre, et avec raison, l’ordre royal de la Jarretière ». Ne voulant pas quitter la ville sans laisser un souvenir de sa générosité, elle remet le même jour, 1 000 francs, au Maire, pour les pauvres.
Son séjour terminé, elle quitte Aix-les-Bains la 28 avril à 11 heures du matin. Avant son départ,
elle reçoit la visite du curé Pavy, du maire de la ville et du commissaire Jullien, puis s’entretient
avec le lieutenant-colonel de Massaing, représentant du gouvernement. Les chasseurs à pied
forment une haie d’honneur sur son passage et l’escorte de dragons lui rend les honneurs à la
gare. Un grand nombre d’anonymes salue une dernière fois la reine, qui reçoit à cette occasion
une grande quantité de bouquets.
Fin juin 1887, la ville reçoit la visite du Maharadjah Prince de Baroda. Il ne reste quelques
jours et le 3 juillet, le Splendide Hôtel Royal organise pour son départ une somptueuse soirée, où le commissaire Jullien doit certainement être convié. Les années suivantes s’écoulent dans le calme et Ferdinand s’épanouit dans la vie familiale et l’éducation de ses deux fils. Le 8 février 1888, sur proposition du maire Paul Bonna et de l’ensemble des conseillers municipaux, Ferdinand Jullien est élevé personnellement de la 4ème à la 3ème classe (sous-lieutenant) : « Par son aractère à la fois ferme, énergique et conciliant, ce magistrat a su mériter la confiance des honnêtes gens et débarrasser la station d’une foule de chenapans qui ne vivaient que d’expédients ».
L’empereur Don Pedro II du Brésil et sa femme arrivent à Aix les Bains le 4 juin 1888. Après avoir été victime quelques jours auparavant à Milan d’une « pleurésie sèche, avec des phénomènes nerveux d’origine bulbeuse, graves, mais heureusement transitoires », ses médecins lui avaient conseillé de prendre une longue période de repos dans la « station climatique et hydrothérapique ». Dominé par la maladie, il arrive en train spécial et doit être transporté de la gare jusqu’au palace le Splendide Hôtel, situé sur les hauteurs, sur un brancard porté par huit hommes. Il y dispose d’un étage entier, soit 28 pièces.
Durant son séjour, l’empereur est comblé des plus grandes gentillesses, autant de la part de la municipalité que des institutions culturelles. Il fait la rencontre d’Henri-Ferdinand Jullien, un homme qu’il apprécie tant pour son amabilité et son honnêteté. Sa santé s’améliore d’une façon si évidente que son médecin particulier, le docteur Mota Maia, est convaincu que l’empereur pourra revenir très rapidement au Brésil. Dès le mois de juillet, Don Pedro II, qui se sent déjà beaucoup mieux, prend des dispositions pour sortir entendre de très longs cantiques d’église et pour visiter des expositions de peinture. Le 19, il reçoit une visite spéciale du président de la République Marie-François Sadi-Carnot, alors à Aix-les-Bains en mission officielle comme invité du maire de la ville pour l’inauguration du petit train à crémaillère. Ce crochet par la ville d’eau répond à deux préoccupations. La première est d’ordre diplomatique, puisque l’Empereur du Brésil est en cure à Aix-les-Bains. La seconde relève aussi des « affaires étrangères » de la République, puisque la ville thermale accueille une majorité de touristes étrangers. Il s’agit là pour le Président de représenter dignement la France à leurs yeux. Cette réception se fait à « salon fermé », en présence seulement de la maison militaire du Président de la République, tandis que la chorale de la ville entonne une Marseillaise dans le vestibule de l’Hôtel. Il est fort probable que le commissaire Jullien ait rencontré à cette occasion le Président de la République et qu’il soit présent dans l’hôtel ce même jour.
Le 3 août, Don Pedro II quitte la station thermale et se met en chemin vers Bordeaux, où il embarque sur un bateau pour le Brésil. Pour son départ, une fête est donnée en son honneur avec des feux d’artifice portant l’inscription Vive Leurs Majestés impériales du Brésil. Ainsi, s’achève la visite du couple impérial dans la station thermale.
Au cours de l’été 1888, Ferdinand Jullien est cité pour l’arrestation de Victor Geay : « comme la plupart des aventuriers arrêtés en même temps que Geay et déjà condamnés par ce tribunal [de Chambéry], le prévenu est un malfaiteur des plus dangereux ». Le 29 août, le commissaire Jullien intervient dans les salons de jeu du Cercle d’Aix les Bains pour arrêter un dénommé Bistagne. Ce casino a été inauguré par le Roi Victor-Emmanuel de Savoie, en 1850, afin de renforcer l’aspect ludique de la cité thermale et ainsi attirer dans la région la haute société et les artistes européens. « Cet établissement pourrait être jalousé par les grandes capitales de l’Europe ». L’architecte Pellegrini « a su placer, avec un goût et une habileté rares, un immense salon dans lequel on remarque une glace de dimension extraordinaire, un salon pour les réunions peu nombreuses, des salons de jeux et de lectures, une élégante salle de café, une belle salle de billard, un salon pour la musique, une salle mauresque destinée aux spectacles, des galeries extérieures qui rendent toutes les parties indépendantes et desquelles on jouit de points de vue ravissants ». Bistagne, décrit comme « un grec et un filou dangereux », s’était introduit à l’aide d’un faux à l’intérieur des salles de jeux mais avait été reconnu par un employé chargé du contrôle des joueurs. Arrêté, il est jugé le 7 décembre suivant par le tribunal correctionnel de Chambéry.
Au cours du mois de septembre 1888, de nombreux vols furent commis à Aix-les-Bains et ses environs. Le commissaire Jullien établit très vite un lien entre le commencement de ces méfaits et la sortie de prison d’un nommé Jean-Baptiste Simon, dit « le Sec « , « malfaiteur des plus dangereux ». Une battue est organisée, et, « grâce à l’intelligence et au zèle de M Jullien, commissaire de police, secondé par la gendarmerie », Simon est arrêté avec un de ses complices dans une grange isolée sur la montagne du Corsuet. Divers objets de provenances suspectes sont ainsi retrouvés en la possession des malfaiteurs, comprenant notamment des pantalons de treillis et des souliers qui avaient été volés dans la malle d’un militaire du 30ème régiment d’infanterie de ligne. Simon est finalement condamné par le tribunal de Chambéry à 15 mois de prison et son complice à 6 mois. Il s’agit là encore d’une affaire bien menée et rapidement résolue par le commissaire Jullien.
Le 19 août 1889, le poète Paul Verlaine arrive dans la ville thermale. Parti de Paris le même jour, il arrive dans la nuit à Aix les Bains dans un sévère état d’ébriété. Chaque étape du voyage a été pour lui l’occasion de boire un ou deux verres de bourgogne. N’ayant plus un sou en poche à sa descente du train, il arpente en pleine nuit dans les rues désertes, à la recherche d’un hôtel qui voudrait bien l’accepter…
Après une nuit d’errance, il se présente, le lendemain aux environs de midi, dans un hôtel pour y demander une chambre. Mais devant cet individu ivre, aux vêtements fripés, aux souliers boueux et à la face de brigand, l’hôtelière qui le prend pour un malfaiteur, lui répond que l’établissement est complet et lui demande de partir. Mais profitant d’un moment d’inattention de cette dernière, Verlaine monte à l’étage pour s’en assurer. Au moment de rejoindre le palier, il est surpris par l’hôtesse qui l’interpelle avant de faire appeler la police. Informé de l’altercation, le commissaire Jullien se déplace en personne. Une fois arrivé sur les lieux, il commence l’interrogatoire d’usage avant d’être coupé par le poète qui lui lance :
- Madame est sans doute habituée à des hôtes illustres. Je ne suis pas la reine d’Angleterre, ni le roi de Grèce, ni même le général Boulanger. Pourtant vous admettrez, Monsieur le Commissaire, que j’ai droit, moi qui ne suis pas non plus le Fils de l’Homme, à reposer ma tête quelque part, sur cette terre, qui n’est pas encore le royaume des Cieux.
- Avez-vous des papiers ? lui demande alors le commissaire.
- Voici.
- Très bien, mais Madame vous soupçonne d’être monté, malgré qu’elle vous eût dit qu’il n’y avait pas de chambre disponible, pour…
- Pour emporter le mobilier ?
- Quelque chose comme cela.
- Ah bah ?
Tout en défaisant sa jaquette le poète tire de sa poche les lettres de recommandation, dont il a
pris soin de se munir, et poursuit : - Voyez, Monsieur, Vide, Thomas, videz mes poches.
- Sufficit, dit le commissaire de police annonçant le nom du poète. Vous êtes recommandé à M. le docteur Guilland. Allons chez lui !
A ce moment, l’hôtesse lance, un peu confus, à Verlaine : - Monsieur, excusez-moi, je… Mon Dieu, je vous prenais pour un voleur !
Le commissaire Jullien dit au poète en lui montrant la voiture de police stationnée devant le perron de l’hôtel : - Veuillez monter. Et c’est ce bon docteur qui va être surpris d’une telle arrivée officielle dans nos murs !
Il accompagne ainsi le poète lui-même chez le médecin de l’établissement thermal, auprès duquel il avait été recommandé par un certain docteur Louis Jullien… Au cours du trajet les deux hommes font plus ample connaissance et se lie même d’amitié. Dans une lettre écrite à son ami Frédéric-Auguste Cazals, datée du 21 août, Verlaine écrit à propos de Ferdinand Jullien :
« [J’ai] fait une conquête !! Celle du commissaire de police, qui est charmant et a vu de suite que je n’étais pas un brigand, comme l’insinuerait ma tenue. […] Enfin, il n’est pas jusqu’au commissaire de police , comme je te l’ai déjà écrit , qui ne soit très gentil avec moi. Tu vois que je suis entre bonnes mains de toute sorte. »
Le récit de l’événement est fait par Verlaine lui-même dans l’Avenir d’Aix les Bains du 8 septembre 1881. Il quitte la ville le 14 du même mois.
A partir 1889, le Roi Georges Ier de Grèce se rend chaque été à Aix les bains. En Grèce, la vie de la famille royale est relativement tranquille et retirée. La cour athénienne est loin d’être aussi brillante et fastueuse que celle des autres États Européens et les journées, dans la capitale grecque, sont parfois monotones pour les membres de la famille royale. Ses séjours à Aix les Bains sont pour le Roi l’occasion de quitter la Grèce et de soigner ses rhumatismes. En juillet 1889, le Roi de Grèce s’installe au 1er étage du Splendide Hôtel, qui organise une grande fête de nuit en son honneur à l’occasion de son départ.
Le 26 mars 1890, Jullien voit le retour à Aix-les-Bains de la reine Victoria. Quelques jours plus tard, l’harmonie nautique de Genève donne un concert pour la famille royale et ses invités, parmi lesquels doit figurer le commissaire Jullien. Après avoir interprété la Marche aux flambeaux de Meyerbeer ; l’Aubade printanière de Lacombe ; l’Ouverture de Tannhäuser, de Wagner ; la Chanson des nids, polka de deux clarinettes, de Buot ; Un jour d’été en Norvège de Sellenick, et une grande fantaisie sur Sirgurd, de Reyer, les musiciens, Bonade et Barton en tête sont présentés à la Reine qui les félicite de leur bonne tenue et de leur activité musicale. Elle quitte Aix-les-Bains le 28 avril.
Le Roi George Ier revient à Aix-les-Bains le 23 juin 1890. Le souverain est officiellement reçu par M Bonna, maire d’Aix ; M Brachel, premier adjoint ; M des Pomeys, secrétaire général de la préfecture de la Savoie et le commissaire Jullien. Il monte aussitôt dans un landau qui le conduit au Splendide Hôtel. Mais cette arrivée dans la ville thermale ne se passe pas sans incidents. Profitant de l’attroupement engendré par l’arrivée d’une telle personnalité, des pickpockets ont
commencé leurs opérations. L’un d’eux a même poussé l’impudence jusqu’à opérer aux côtés mêmes du roi, sur un gentleman qui a pris le voleur la main dans la poche et l’a fait conduire au poste de police.
Homme courtois et très estimé à Aix les Bains, il est fait citoyen d’honneur de la ville. Lors de ce séjour, il élève Jullien au rang de Chevalier de l’Ordre Royal du Rédempteur (équivalent grec de la Légion d’Honneur) pour « services extraordinaires rendus au pays » en qualité de « commissaire spécial ». Créé en 1829, à la fin de la guerre d’Indépendance, l’Ordre Royal du Rédempteur est l’ordre le plus important que peut accorder le gouvernement grec. Il récompense les personnalités
qui ont accompli des actes remarquables, des services exceptionnels pour la Grèce, ou qui se sont distinguées en dehors du pays. Il est composé de cinq classes : Grand-croix, Grand-Commandeur, Commandeur, Croix d’or (Officiers) et Croix d’argent (Chevalier). Le décret royal, daté du 10 novembre 1890, confère également les insignes de l’Ordre royal du Rédempteur à M. Du Grosriez, préfet de la Savoie, la Croix d’or à M. George des Pomeys Anselme, secrétaire général de la préfecture de Savoie, la Croix d’argent à M. Jean Guillard, médecin à Aix, T. Avias, lieutenant de police du chemin de fer, Edouard Vaudepilaneke, chef de gare et Albert Carré, directeur du théâtre Variete de Paris. La décoration lui sera officiellement remise, au cours d’une somptueuse cérémonie, l’année suivante par le Roi de Grèce, accompagnée d’un verre de cristal orné de la croix de l’Ordre Royal du Rédempteur.
Le Roi de Grèce invite à sa table plusieurs personnalités de la ville. Le 26 juin au soir, il dine avec son médecin, M Brachet et le Dr. Guilland ; le 27 c’est au tour de Georges des Pomeys, Paul Bonna, Henry-Ferdinand Jullien et Charles-Louis Livet, directeur de l’établissement thermal, de partager son diner. Il se montre très aimable à l’égard de ses invités et les remercie vivement de l’accueil qu’il a reçut à son arrivée à Aix.
Le Roi George Ier quitte la ville le 6 juillet après un séjour de 3 semaines. Plusieurs personnes accompagnent sa majesté à son départ, le maire M Bonna, le premier adjoint le Dr. Brachet, le commissaire Jullien, le Dr. Guilland, des notabilités étrangères et quelques fonctionnaires de la ville. Avant son départ, il fait remettre au maire de la ville, la somme de 1 000 francs. Lors de son séjour, le souverain aura visité le lac d’Annecy, assisté aux représentations du théâtre d’Aix, et admiré le feu d’artifice donné en son honneur au Cercle d’Aix l’avant vieille. Il reviendra l’année suivante accompagné de sa majesté la Reine et d’une nombreuse suite.
La même année, le Ministre de la guerre Charles de Freycinet fait une courte visite dans la station thermale. Puis vient le tour du Général Wannosky, Ministre de la guerre de Russie.
Le 31 décembre 1891, Jullien est cité dans la presse régionale : « A la suite d’une enquête habilement menée par M. Jullien, commissaire de police à Aix-les-Bains, ce magistrat a fait arrêter comme inculpés du vol qualifié commis dans la nuit du 26 au 27 décembre, chez M. Bonnio, charcutier en la dite ville, les nommés Louis Giochetti, Charles Palmas et Jacques Gianola, et leurs maîtresses, les filles Marie Drouetti et Virginie Coda. Toute cette bande de malfaiteurs italiens a été écrouée ce matin à la maison d’arrêt de Chambéry. »
Le 16 janvier 1892, Joseph-Gilbert Rougeron est nommé au commissariat d’Aix-les-Bains en remplacement de Ferdinand Jullien, nommé au poste de commissaire de 3ème classe de Carpentras dans le Vaucluse. A l’occasion de son départ, le 7 février 1892, le conseil municipal de la Ville réunit en service extraordinaire lui vote une gratification : « considérant que M Jullien a su par son zèle et son dévouement se concilier l’estime de toute la population pendant son séjour dans [la] ville ».
Le 10 décembre 1895, Jullien est nommé commissaire de police de 2 ème classe (lieutenant) au 2ème arrondissement de la ville de Reims en remplacement de Théodore-Aimé Payen. Là encore, très apprécié de ses concitoyens, il participe le 5 janvier 1895, dans le vestibule du poste central de police, à une collation offerte par le comité de l’association amicale et philanthrope du personnel de la police de Reims. Il se retrouve aux cotés du Maire de la ville Arnould, des adjoints à la mairie le Dr. Pozzi et Ms Lenoir, Lazy et Desaubeau, le commissaire centrale de police Bourdiol et les autres commissaires de quartier Mihau, Dreyfus, et Baisse. Le 28 décembre 1900 marque la disparition à l’âge de 51 ans du commissaire central de Reims, Monsieur Paysant. Lors de ses obsèques, qui se déroulent le 31, Ferdinand est sollicité pour un discours en hommage au disparu, qu’il prononce au cimetière de la ville en compagnie du commissaire spécial Mallet.
Après 18 années dans la police, il est élevé personnellement à la 1ère classe (capitaine) en 1902 et prend peu de temps après une retraite bien méritée. Par décret du 4 mars 1906, pris sur rapport du Ministre de l’intérieur, « Jullien (Henry-Ferdinand), commissaire de police de 1ère classe » est admis à la retraite à partir du 1er juillet 1905 après « 17 ans 4 mois 1 jour de services militaires et 20 ans 28 jours de services civils ».
Il rejoint alors son frère à Joyeuse, où il élit domicile 7 place de la Récluse. En 1925, il s’installe avec son fils ainé, à Calvisson dans le Gard, 19 route de Saint-Etienne d’Escattes. Il décède le 26 janvier 1930 à l’hôpital militaire Ruffi de Nîmes. Il est inhumé, dans l’intimité, au cimetière communal de Calvisson.
Nota bene : selon la tradition orale, Ferdinand Jullien aurait été décoré, au cours de sa carrière, de la Légion d’Honneur et de la Médaille Militaire. Malheureusement, les archives lacunaires pour cette période n’ont pu confirmer ces attributions même si l’on retrouve la mention de la médaille militaire dans les annuaires de commissaire de police.