Dès sa création par la loi du 16 février 1791, la Gendarmerie nationale imposa aux militaires qui souhaitaient servir en son sein un certain nombre de conditions. En soi, il ne s’agissait guère d’une innovation, les différentes ordonnances publiées au XVIIIe siècle ayant déjà défini certains critères pour pouvoir intégrer la maréchaussée. Mais au-delà de leur simple évocation, c’est leur signification aux yeux des autorités qu’il importe d’analyser, afin de déterminer en quoi ces conditions contribuèrent effectivement à composer un corps que Napoléon désignait comme l’« élite de l’armée ».
L’étude de l’évolution des conditions d’admission dans la gendarmerie, de la Révolution à la Seconde Guerre mondiale, impose la consultation des différents règlements publiés au Moniteur de la gendarmerie et, le cas échéant, au Journal officiel. Dans le cadre d’une première approche, nous nous attacherons ici à l’examen des grands textes organiques ayant marqué le passé de l’institution , à l’exclusion des autres lois, décrets, arrêtés ou circulaires qui, au gré des circonstances, modifièrent – souvent à quelques détails près – les critères de recrutement. Précisons également que seule l’admission pour l’emploi de simple gendarme dans la gendarmerie départementale retiendra notre attention, le recrutement des officiers obéissant quant à lui à des critères sensiblement différents, que les textes réglementaires consignent d’ailleurs dans une rubrique consacrée à l’avancement et non au recrutement proprement dit.
Un premier aperçu sur les conditions d’admission dans la gendarmerie telles qu’elles furent fixées par les règlements successifs permet d’emblée de distinguer quatre grands types d’exigences : professionnelles, physiques, intellectuelles et morales.
L’expérience militaire
Même si l’expérience militaire n’est jamais citée en tête des conditions d’admission définies par les textes, il va de soi qu’elle précède toutes les autres compte tenu du rattachement de l’institution à l’armée, clairement affirmée par la loi du 16 février 1791 : tout individu qui souhaitait intégrer la gendarmerie devait déjà être – ou avoir été – un militaire. Dès 1769, l’obligation d’avoir préalablement servi dans la troupe avait été imposée à l’ensemble des personnels de la maréchaussée, alors que seuls les officiers y étaient jusque-là soumis. Tous les règlements édictés par la suite disposèrent que les emplois de gendarme étaient ouverts aux militaires provenant des autres armes, qu’ils soient en activité de service ou qu’ils appartiennent à la réserve, comme appelés ou engagés.
C’est ainsi qu’en 1791, il était exigé du futur gendarme qu’il ait effectué « au moins un engagement sans reproche dans les troupes de ligne, sans qu’il puisse y avoir plus de trois ans d’intervalle depuis la date de son congé » (titre II, article 1er), avant que la loi de 1798 ne précise qu’il devait « avoir fait trois campagnes depuis la Révolution, dont une au moins dans la cavalerie, et, après la paix générale, avoir servi au moins quatre années, sans reproche, dans les troupes à cheval » (article 43). En 1820, il fallait pouvoir « justifier d’un rengagement [dans un corps de ligne] ou d’un congé en bonne forme » (article 9) mais à défaut, les militaires en activité qui totalisaient quatre années de service pouvaient être proposés. Sous le Second Empire, le décret de 1854 précisa qu’il était nécessaire d’avoir « servi activement sous les drapeaux pendant trois ans au moins » (article 17) mais en 1903, ce délai fut ramené à deux ans et demi, avant que le décret de 1935 ne précise que « les militaires de la gendarmerie sont recrutés parmi les militaires et anciens militaires ayant servi pendant un an au moins au-delà de la durée légale du service actif » (article 8).
À l’heure où la gendarmerie n’était pas en mesure de fournir à ses recrues une instruction militaire, le service préalable au sein de la troupe était tout naturellement une nécessité pour l’institution. Intégrant sa brigade, le nouveau gendarme devait pouvoir opérer immédiatement dans le respect des valeurs qui lui avaient été inculquées par le régiment, que le général Ambert définissait en 1852 comme « la meilleure des écoles (…) où s’enseignent les choses bonnes et utiles : discipline, hiérarchie, autorité, abnégation, dévouement, résignation, courage et mépris de la mort » . Cette obligation de posséder une expérience militaire constituait une première condition qui écartait la majorité de la population, le service militaire n’étant réellement devenu obligatoire pour tous qu’en 1905 et la gendarmerie exigeant, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, que les candidats aient servi au moins trois ans sous les drapeaux, soit un an de plus que la durée légale de service .
La taille
Si la loi de 1791 ne mentionna aucune condition particulière à ce sujet, il n’en est pas de même avec la loi de 1798 qui imposa une taille minimum de 1,73 mètre pour intégrer la gendarmerie . L’ordonnance de 1820 précisa que cette taille s’appliquait pour le service à cheval, celle de 1,70 mètre étant suffisante pour le service à pied. En 1854, la taille exigée pour le service à cheval fut abaissée à 1,72 mètre. En 1903, elle fut ramenée à 1,66 mètre, tant pour l’arme à cheval que l’arme à pied, avant que le décret de 1935 n’abaisse encore la taille pour le service à cheval à 1,64 mètre, pour des raisons qui seront analysées plus loin.
Tout au long du XIXe siècle, la gendarmerie cultiva, selon l’expression du capitaine Saurel, une véritable « religion de la taille ». Il était d’ailleurs courant d’affirmer à l’époque qu’un authentique gendarme était « grand, fort et bête » , ce qui en dit long sur la représentation de ce personnage dans les milieux populaires. De fait, une taille élevée présentait l’avantage évident de pouvoir impressionner – mais également de maîtriser plus aisément – le voleur ou le criminel, surtout lorsque le gendarme effectuait son service à cheval. Là encore, cette condition écartait la grande majorité de la population : ainsi, vers 1830, la taille moyenne des hommes n’excèdait pas 1,65 mètre. En revanche, l’abaissement significatif imposé par le décret de 1903, alors que la taille moyenne de la population masculine s’était accrue, devait permettre d’élargir le recrutement de manière significative.
Il faut par ailleurs relever que ces conditions étaient beaucoup plus exigeantes dans la gendarmerie que dans la troupe ; c’est ainsi qu’en 1868, la loi Niel n’imposait aux appelés et aux engagés qu’une taille de 1,55 mètre pour intégrer l’armée, soit 15 centimètres de moins que pour être admis dans la gendarmerie comme gendarme à pied.
L’instruction
En 1791, il était précisé que le militaire qui souhaitait intégrer l’institution devait savoir « lire et écrire » puis, jusqu’au décret de 1903, les différentes lois et règlements disposèrent qu’il devait savoir « lire et écrire correctement ». Quant au décret de 1935, il exigeait du candidat « une instruction primaire suffisante » (article 8).
Du fait des nombreuses écritures effectuées par les gendarmes – rédaction de procès-verbaux, de rapports, de feuilles de service –, l’institution exigeait des postulants qu’ils soient alphabétisés. Une nouvelle fois, c’était la majorité de la population masculine qui, au XIXe siècle, ne pouvait prétendre remplir cette condition : vers 1850, environ 30 % des hommes qui intégraient l’armée ne savaient ni lire, ni écrire. Par conséquent, le recrutement ne pouvait s’effectuer que sur les deux tiers du contingent. Encore convient-il de préciser que la majorité des gendarmes était recrutée dans le nord de la France, alors mieux alphabétisée que le sud. Par ailleurs, il semble que certains militaires aient parfois été particulièrement recherchés par l’institution : sous la Restauration, un tiers des maréchaux des logis que comptait la compagnie de Seine-et-Marne était ainsi constitué d’anciens fourriers, déjà familiarisés avec diverses écritures avant même leur entrée dans la gendarmerie.
L’âge
L’âge minimum imposé par la loi de 1791 pour entrer dans la gendarmerie était de 25 ans. La loi de 1798 et l’ordonnance de 1820 fixèrent l’âge maximum à 40 ans, avant que le décret de 1854 ne précise que les anciens gendarmes pouvaient, quant à eux, être réadmis jusqu’à 45 ans. En 1903, l’âge maximum fut abaissé à 35 ans, les anciens gendarmes pouvant cependant être réadmis jusqu’à 40 ans – mais à la condition de pouvoir compléter à 55 ans le temps de service exigé pour la retraite. Enfin, le décret de 1935 abaissa l’âge minimum à 20 ans et 6 mois.
Alors que, pour l’ensemble de la période considérée, l’armée avait fixé à 20 ans l’âge minimum pour les appelés – la loi de mars 1832 autorisant même l’engagement volontaire dès l’âge de 18 ans –, la gendarmerie choisit de recruter des hommes mûrs. Selon le Journal de la gendarmerie, ils étaient seuls susceptibles de « comprendre toute la portée de leur rôle et de leur responsabilité » . De fait, il n’est guère surprenant que le ministère de la Guerre ait exigé que le gendarme, gardien des lois et dépositaire de la force publique, soit majeur afin d’accorder aux procès-verbaux une valeur légale ; devant préalablement posséder une expérience militaire, il était également naturel qu’il fût plus âgé que le simple soldat servant dans la troupe. A contrario, la pénibilité du service réclamait une excellente condition physique, ce qui contraignait l’institution à ne pas recruter au-delà d’un certain âge, d’autant que les gendarmes devaient pouvoir compléter à 50 ans – c’est-à-dire à l’âge limite – le temps de service exigé pour la retraite. Mais là encore, on constate une diminution des exigences à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
La moralité
Si les lois de 1791 et 1798 ne mentionnèrent aucune disposition particulière concernant la moralité, il n’en fut pas de même de l’ordonnance de 1820 qui demanda aux militaires de pouvoir « produire les attestations légales d’une bonne conduite soutenue » (article 9). Les textes ultérieurs formulèrent la même exigence dans des termes identiques, le décret de 1935 précisant que cette bonne conduite devait pouvoir être attestée « tant dans la vie civile que sous les drapeaux » (article 8).
Le gendarme ayant pour mission essentielle de veiller à l’exécution des lois, on ne sera guère surpris par cette exigence de moralité, qui devait être entérinée par le serment. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une condition spécifique à la gendarmerie, puisque l’armée elle-même demandait à ses engagés volontaires de produire un « certificat de bonne vie et mœurs » .
La fortune
Expérience militaire, taille, âge, instruction et moralité étaient donc les conditions expressément exigées par les règlements. Toutefois, on ne saurait omettre la fortune, qui, sans être explicitement citée comme une condition d’admission proprement dite, constituait pourtant un critère essentiel pour pouvoir intégrer l’institution : le gendarme devait en effet être en mesure de payer lui-même son équipement. Même si des indemnités compensatoires devaient lui être versées, celles-ci ne pouvaient suffire à rembourser la totalité des frais qu’il avait engagés. On ne mentionnera ici que le décret de 1854, disposant que tout mémoire de proposition d’admission dans la gendarmerie devait comporter « les ressources pécuniaires dont [le gendarme] peut disposer pour subvenir aux frais de son équipement » (article 22).
De fait, cette condition était sans doute la plus discriminante, la somme exigée par les textes réglementaires représentant une part substantielle du montant de la solde du militaire moyen. Aussi un nombre important de candidats potentiels se trouvait-il écarté. Outre le fait que cet apport personnel du gendarme permettait à l’administration de la Guerre de faire d’importantes économies, elle représentait à ses yeux un gage de moralité, à une époque où « l’honnête homme » se caractérisait encore par une certaine aisance.
La gendarmerie, un corps d’élite ?
De cette énumération de conditions, il est donc possible de dégager une sorte de portrait du « gendarme idéal » : militaire expérimenté, il devait être grand, d’âge mûr, sachant lire et écrire et d’une parfaite moralité. L’administration militaire veilla régulièrement – au moins en apparence – au respect de ces critères, à l’image du ministre de la Guerre qui, dans une instruction de 1821, exigeait que « les conditions d’admission dans l’Arme [soient] scrupuleusement observées, puisque la bonne composition de la troupe en dépend entièrement » . Pour s’en assurer, des jurys examinaient attentivement les candidats qui, en outre, devaient être en mesure de produire tous les justificatifs nécessaires : le décret de 1903 exigeait ainsi du postulant un relevé des punitions, un certificat de bonne conduite et une page écrite sous la dictée.
Cependant, au-delà d’une volonté affirmée de constituer un corps d’élite, il apparaît comme une évidence que les conditions d’admission dans la gendarmerie – ou, pour le moins, certaines d’entre elles – furent régulièrement assouplies.
Cette tendance est d’abord perceptible dans les textes eux-mêmes, comme on l’a vu précedemment. Ainsi, dans la première moitié du XXe siècle, le gendarme moyen était à la fois plus petit et plus jeune qu’au siècle précédent : au vu du décret de 1935, un gendarme à cheval pouvait mesurer 8 centimètres de moins qu’en 1854, et ce alors que, dans l’intervalle, la taille moyenne des Français s’était accrue. Les contraintes de la vie militaire, le manque de considération vis-à-vis de l’Arme, l’existence de certains avantages liés au métier de policier expliquent largement cette volonté du ministère de la Guerre de réduire ses exigences.
Mais d’autre part, c’est également dans les faits que l’institution eut à transiger sur les critères de recrutement, en particulier au XIXe siècle. Concernant l’expérience militaire, on relève à certaines époques – particulièrement en cas de guerre – un assouplissement des conditions. C’est ainsi qu’en 1870, pour faire face à l’invasion prussienne, l’Arme fut contrainte d’admettre en son sein des gendarmes qui ne possédaient que six mois de service, au lieu des trois ans exigés par le décret de 1854. La taille fut régulièrement abaissée à l’initiative de l’administration lorsque les circonstances semblaient l’exiger : en 1829, par exemple, le ministre de la Guerre demanda aux commandants de légions d’assouplir les exigences de taille afin de pouvoir augmenter les effectifs à cheval aux dépens des effectifs à pied ; en 1870, là encore, la taille fut abaissée, toujours dans le souci de recruter davantage de gendarmes face aux nécessités de la guerre.
L’administration dut également fermer régulièrement les yeux sur le degré d’instruction des militaires qui souhaitaient intégrer l’institution. En 1855, le ministre de la Guerre regrettait « l’insuffisance de l’instruction des nouveaux admis » mais, trois ans plus tard, n’hésitait plus à recommander aux officiers « de se montrer aussi indulgents que possible (…) pour les conditions d’instruction » . L’orthographe très approximative de nombreux procès-verbaux et certaines annotations révélatrices – comme celle de cet inspecteur constatant sous la Restauration qu’un gendarme de la compagnie de Seine-et-Marne ne sait « ni écrire, ni lire » – témoignent de l’indulgence que les jurys et les autorités durent parfois manifester pour pallier le manque d’effectifs. En 1907, le capitaine Paoli lui-même admettait que « quand on ne peut pas écrire son procès-verbal, on le fait écrire par un camarade » . Quant aux conditions d’âge, il est également probable qu’elles furent abaissées à certaines périodes, comme sous le Directoire où, face aux exigences du maintien de l’ordre, des militaires âgés de moins de 25 ans semblent avoir été admis dans la gendarmerie lorsqu’ils s’étaient particulièrement distingués lors des campagnes révolutionnaires.
La gendarmerie imposa tout au long du XIXe siècle des conditions d’admission qui, indiscutablement, écartaient la grande majorité des Français : elle peut donc, en ce sens, être qualifiée d’« arme d’élite ». L’assouplissement progressif de certaines d’entre elles, destiné à pallier les difficultés du recrutement, conduit cependant à nuancer le propos. Par ailleurs, on ne saurait réduire à l’évocation de ces seuls critères l’analyse de la composition du corps : celle-ci dépendait également des procédures d’avancement, des motivations des candidats, de la formation des officiers et de nombreux autres facteurs dont l’étude exhaustive permettrait de définir plus précisément le caractère « élitiste » de la Gendarmerie nationale depuis sa création. Enfin, il serait légitime de s’interroger sur l’intégration effective, en terme de proximité, d’un tel corps au sein de populations restées, durant des décennies, totalement étrangères aux valeurs militaires, intellectuelles et morales exigées des personnels de l’institution.
Chef d’escadron Antoine BOULANT
Revue de la gendarmerie nationale, hors série n°4, 2002