Où aller ? Que faire ? Comment faire ?
En cet été de 1942, la France continue de vivre sous la botte allemande. Dans notre zone, l’ennemi occupe le moindre village. Dans nos collines du Perche, les uniformes gris (les « doryphores ») sillonnent les chemins et les forêts à la recherche des résistants, les « terroristes ». À Beaumont-les-Autels où mon père commande la brigade de gendarmerie, les Allemands ont pris position au château. Dans ce paysage, mon père ne transige pas, il connaît son devoir. Pour tous, il est le conseiller avisé, reconnu, on lui fait totale confiance. Il mène sa barque dignement, sans ambiguïté, sans ostentation, il connaît les limites et ruse avec elles.
Pendant ce temps, ma mère vit dans l’angoisse. Redoutant le pire pour ses enfants, elle ne veut plus s’en séparer. André est toujours à Toulon et Louis va partir. C’est trop. Mon père sait et partage mes espérances mais on verra cela plus tard, la santé de ma mère prime tout. Au surplus, les perspectives dans les armées sont, pour l’heure, si réduites, qu’il n’hésite pas et décide de me retirer des écoles militaires. On verra aussi plus tard comment répondre à l’obligation de servir sous les armes durant cinq années. Chaque chose en son temps !
Tout cela sent tout de même un peu le roussi. Je ne peux rester les bras croisés. Mais à quel saint se vouer ?
Je ne sais plus par quel hasard je découvre dans la vallée de l’Avre, au nord du département, un emploi dans une usine de pièces en aluminium. On m’accueille au laboratoire où, à partir d’éprouvettes, c’est-à-dire d’échantillons, j’analyse le degré de résistance des pièces produites. Je gagne peu, suffisamment pour payer ma logeuse, une pâtissière qui me fait découvrir les secrets de la pâte feuilletée, suffisamment aussi pour me permettre de déjeuner au restaurant de Villeneuve-sur-Avre. Je partage la table de deux ingénieurs qui me prennent en amitié et tentent de me convaincre que, tout bien pesé, je peux m ‘ ouvrir au monde de l’industrie en préparant les « Arts-etMétiers ». Je n’aurai pas grand temps à consacrer à cet intéressant sujet de réflexion car, un beau matin, je reçois, de la « Kommandantur » un ordre qui m’expédie en Allemagne dans je ne sais quelle usine. Les entreprises des territoires occupés sont, en effet, taxées, d’un contingent déterminé pour travailler en Allemagne, On ne manque pas de désigner le petit jeune, dernier arrivé dont le rendement n’est pas encore très performant. Je ne demande conseil à personne saute sur mon vélo et prends le large jusqu’à Beaumont-les-Autels où mes parents ne m’attendent pas. « L’Administration » me sort de ce mauvais pas. J’obtiens, en effet, de l’inspection primaire, l’assurance qu’il sera fait appel à moi pour remplacer, ici ou là, l’un ou l’autre instituteur ou institutrice défaillant.
Aujourd’hui, je prends la place d’un instituteur résistant arrêté par la « Gestapo ». Sa femme éplorée me voit arriver avec inquiétude. Ce remplacement ne présage rien de bon. Demain, je m’installerai dans un fond de campagne, responsable d’une classe unique qui me fait tourner la tête. Je ne suis pas exercé à ce genre de situation et ne sais par quel bout prendre les choses. Personne n’est là pour m’éclairer. Je vais patauger un moment. Bientôt, toujours à vélo, j’arriverai à La Puisaye, perdu dans les forêts du Perche. Tant bien que mal, je suis parvenu à me constituer une sorte de méthode personnelle assez approximative qui me libère de mes appréhensions et me laisse un peu de liberté pour observer le monde qui m’entoure. Ici, un monde méfiant et, par les temps qui courent, totalement fermé. Quelque chose de mystérieux plane au-dessus du village, je ne saurai jamais quoi. À l’auberge, on m’a trouvé, dans le grenier, un lit et une table qui feront l’affaire. Je couche sous un immense édredon de plumes et respire le parfum des champignons finissant de sécher sur des fils tendus au-dessus de ma tête. À table, alors que la chasse est interdite et que toutes les armes sont confisquées, je me régale, tous les jours, de gibier : lièvre, chevreuil, sanglier, faisans, perdrix. C’est toujours ça que les Allemands n’auront pas ! Ailleurs, des contacts plus ouverts, s’offriront comme avec cette institutrice en congé de maladie qui voit arriver son remplaçant avec bienveillance et lui donne quelques intéressantes pistes dont il fera largement son profit. Il aura aussi de longs échanges avec le vieux philosophe qu’est le curé.
Je vois bien que le métier d’instituteur ne s’improvise pas. Ma bonne volonté ne compense pas mes insuffisances. Les inspecteurs primaires qui viennent me voir à l’œuvre ne peuvent qu’être effrayés de mes méthodes mais ils ont le bon goût de n’en rien laisser paraître. Ils doivent noter certains progrès puisque l’un d’eux, dans son rapport, exprime de sympathiques et encourageantes appréciations. Si mes lacunes ne sont pas passées sous silence, mon application est davantage soulignée. Cependant, ce bienveillant inspecteur, en conclusion, s’interroge sur la durée de mon expérience. Pour me donner, sans doute, plus d’assurance, il m’offre un poste permanent, du moins jusqu’à l’été, en plein cœur de Chartres, au pied de la cathédrale. Cette heureuse position s’effondrera bientôt.
La « classe » 42, celle qui rassemble ceux qui ont le privilège d’être alors dans leur vingtième année, je suis de ceux-là, est soumise, sans restriction aucune, au « service du travail obligatoire » (le S.T.O.) de sinistre mémoire. Je reçois une convocation pour me présenter, à Châteaudun, devant le conseil de révision. En compagnie de neuf braves types du canton de Beaumont-les-Autels dont je note avec inquiétude la passivité, je me soumets aux divers semblants de formalités qui ne trompent que mes compagnons. De toute façon, à la maison, on leur a dit, de ne pas faire de vagues… ils n’en feront pas : ils iront, en Allemagne, en troupeaux, deux n’en reviendront pas. À la libération, leurs parents chercheront stupidement noise à mon père qu’ils tenteront de rendre responsable de leur veulerie, ça n’ira pas loin ! Reconnu, comme tous, « bon pour le service », je suis affecté à Katowice, en Pologne où, par mon travail dans une usine, je suis destiné à prendre ma part de la victoire des nazis.
Ma mère s’effondre, en pleurs. Mon père, sans un mot, enfourche son vélo et file à Châteaudun pour rendre compte de la situation à son commandant de compagnie, le capitaine Menneteau.
- Mon capitaine, mon fils, Louis, est affecté à Katowice, en Pologne, au titre du S.T.O.
- Eh bien n’y va pas !
- Il n’y va pas, bien sûr, mais où va-t-il ?
- Les parents de votre ami, le chef Rivière ont une ferme dans le Finistère, je crois. Eh bien, il y va. On préviendra discrètement les gendarmes du coin. Ils veilleront au grain.
C’est simple, en effet, mon père reprend la route de Beaumont. Les trente kilomètres avalés, il ouvre la porte de cuisine et annonce : « Louis, tu fais tes paquets et file à Plouguesneau, chez les parents du chef RIVIERE, ils t’attendent, tu leur donneras un coup de main en te camouflant, tout est arrangé. » Nous respirons !
Le capitaine Menneteau n’en reste pas là. Lui aussi prend la route, celle de Chartres, en side-car, pour rendre compte de la situation au commandant Planche, responsable du département. Cette rencontre décidera de mon sort immédiat et, dans le même temps, de l’orientation de ma vie. Le commandant va voir le Préfet et lui raconte mon histoire. Très à propos, le Préfet se souvient d’une disposition exemptant de toute obligation au titre du S.T.O les jeunes « conscrits » pouvant justifier de cinq années de service militaire. En réalité, cette mesure n’est qu’une basse tromperie, personne ne peut être concerné : on ne s’engage pas à quinze ans et dans quelle armée ? Il n’y en a plus ! Le Préfet et le Commandant s’entendent pour considérer que sept années d’écoles militaires valent bien cinq années de service militaire. Le tour est joué. La procédure d’exemption est rondement menée. Le texte trompeur a tout de même servi. J’en suis, sans doute, le seul bénéficiaire.
Décidément, ça sent le roussi, il faut se mettre à l’abri. Les choses ne traînent pas, toute la hiérarchie se mobilise pour m’ouvrir les portes de la gendarmerie. L’examen est vite expédié. Ma candidature est évidemment retenue. On me classe dans la catégorie des « forts » qui réduit ma scolarité de six à trois mois.
Sans plus attendre, je prends le train pour Pamiers dans l’Ariège, en zone « libre ». Le comité d’accueil de l’école, deux gendarmes disciplinés, m’annoncent, dès ma descente du train, qu’il n’est absolument pas question de me soustraire à mes obligations. Le S.T.O. ne se discute pas ! Les ordres sont les ordres ! Mes explications, mes « papiers », bien en règle, rien n’y fait. Je dois immédiatement rebrousser chemin.
La consternation s’empare de toute la famille, nous ne savons plus que faire. Le commandant, heureusement, ne baisse pas les bras. Avant de sortir du tunnel, il faudra, dans l’attente et l’angoisse, trois longues semaines de démarches hasardeuses. Le chef d’escadron SERIGNAN, représentant de la gendarmerie en zone occupée, ami du commandant PLANCHE, obtiendra l’accord de la Direction, à VICHY, afin que rien ne s’oppose désormais à mon admission. Je retrouve l’école d’élèves gendarmes de PAMIERS où, si on ne me refoule plus on veut m’y faire attendre le stage suivant considérant qu’on ne rattrape pas près d’un mois perdu sur trois. Je montre tant d’obstination qu’on accepte de me laisser prendre le train en marche, à mes risques et périls. Je mets les bouchées doubles et m’en sors très honorablement. Mon classement me permet de choisir la légion d’appartenance de mon père, ainsi ma mère pourra-t-elle retrouver un peu de sérénité, je ne serai pas loin.
Mes premiers pas en gendarmerie
Ainsi, à Champrond-en-Gâtine, en septembre 1943, le chef Caillet voit-il entrer dans son bureau un tout jeune gendarme nullement dépaysé. Il ne s’en étonne pas, rien, d’ailleurs, ne le prend au dépourvu. C’est un homme du Nord, chaleureux, d’une grande générosité. Le soir, il m’invitera à la table familiale.
Champrond, à beaucoup d’égards, va m’offrir des moments exceptionnels. Me voici revenu en terre occupée mais, cette fois, investi de pouvoirs et de responsabilités assez redoutables par les temps qui courent. Je me suis aussi mis dans une région au calme trompeur : les plages où les alliés débarqueront dans huit mois sont toutes proches. Mon jeune âge me classe, encore, dans la catégorie privilégiée des « J.3 » dont la carte d’alimentation donne droit à une tablette de chocolat, plus exactement, à ce qui en tient lieu. Curieuse catégorie pour un gendarme. Je vois bien que mon arrivée dérange l’équipe de vieux grognards passablement étonnés par l’arrivée de ce gamin, bachelier de surcroît. Comment va-t-il se comporter ? Il va faire le malin et c’est le fils du chef de Beaumont, vous comprenez !
Non, je ne ferai pas le malin. Je m’installe, au contraire, dans l’humble état d’apprenti, ne relevant, pas encore, ce qui me paraît imparfait, je décide de suivre le mouvement, sans commentaires. Je verrai plus tard. La réserve prudente de mes « collègues » se transforme, peu à peu, en réelle et confiante amitié. Je ne suis pas particulièrement débordé. Je m’inscris à la Fac de Droit de Paris. Grâce à la sténographie des cours diffusés par les « Cours du Droit » auxquels je m’abonne, je ne perds pas mon temps. Je complète mes travaux, dans ma chambre, par quelques séances, rue d’Assas, en profitant de l’hospitalité des braves chauffeurs conduisant leurs vieux et brinquebalants camions à gazogène qui font la route de Paris en manquant affreusement de souffle dès la moindre côte. L’ambiance des amphis me fait du bien. Cette heureuse organisation montrera son efficacité, en fin d’année, au moment de l’examen.
L’essentiel est, tout de même, l’accomplissement des devoirs de ma modeste charge, au sein d’une équipe de cinq, dirigée par le chef Caillet, parfaitement à sa place. Malgré ou à cause de ses origines nordiques, son exubérance et son optimisme triomphent de toutes les situations. C’est un homme au style direct, bon, droit, intelligent, chaleureux, bienveillant.
Il n’a peur de rien, ne redoute personne. Parfois le cheminement de son raisonnement me surprend. Sa démarche ne me paraît pas toujours logique mais je m’y habitue. Son sang-froid me stupéfait. Il y a cependant, dans son attitude, une bonne part d’inconscience qu’il paiera bientôt de sa vie.
Un jour, roulant à moto vers La Loupe, modestement installé sur le tan-sad ; mes prouesses à moto attendront quelques mois, le chef n’étant plus de ce monde… ; nous sommes pris à partie par la chasse anglaise croyant avoir affaire à une patrouille allemande. Les mitrailleuses de bord nous arrosent de tous leurs feux en piquant sur nous. À la première attaque, le chef, calmement, coupe les gaz, avec mille précautions, pose la moto contre un arbre et confortablement installé dans l’herbe, sur le dos, admire le ballet des chasseurs. Il ne risque rien puisque ce sont des alliés m’expliquera-t-il. Littéralement aplati au fond du fossé, le nez dans la terre, plus mort que vif, je ne m’intéresse pas à ce beau carrousel aérien. Je ne suis pas encore très aguerri. Je le serai, plus tard… par la force des choses !
Mon état de gendarme m’offre le privilège d’observer, tout à loisir, le comportement des uns et des autres, en ces temps difficiles d’occupation. Je côtoie tous les types de personnages. J’observe leurs réactions aux événements. Je fais le tri entre les courageux, les « authentiques » et les lâches, les « faux ». Je m’efforce de me faire ainsi une religion, ce ne sera pas inutile. Tout cela est passionnant. Je vis ces heures en totale liberté, je veux dire, libéré des contraintes. S’il m’arrive de me laisser entraîner un peu loin, c’est à cause de mes élans de jeune homme qui ne doute, ni de lui, ni de sa bonne fortune.
Je rencontre et je vis ainsi de bien intéressantes situations. Un jour, en patrouille à bicyclette, en compagnie de mon « ancien », Lavasserie, brave homme, pas très futé, que même son ombre inquiète, je « débarque », sans crier gare, dans l’immense cuisine de la ferme du château de Villebon. Cette intempestive intrusion provoque, de la part de toute la maisonnée, d’insolites et désordonnés mouvements qui ne manquent pas de me surprendre. Deux aviateurs américains, encore revêtus de leur combinaison de vol recueillis par le métayer, attendent le petit « coucou » qui viendra une prochaine nuit, les récupérer. Notre subite arrivée dérange leur plan et craignant quelque piège, ils s’apprêtent à défendre leur peau. Dieu merci, le métayer, Monsieur Chateau, c’est son nom, me connaît et tout rentre si bien dans l’ordre que nous vidons en chœur… et en cœur, une bonne bouteille de cidre bouché.
Cependant, notre métayer-régisseur, tout résistant qu’il est, n’oublie pas de faire des affaires en profitant du « marché noir ». Il se bâtit une belle fortune, trop belle pour ne pas susciter, alentour, de féroces jalousies. Il sera bientôt dénoncé… anonymement, bien sûr ! Un jour, de planton à la brigade, chargé d’aller chercher le courrier à la poste, de le dépouiller et de l’enregistrer, je découvre l’arrêté d’internement dans un camp de la région parisienne du sieur Chateau, l’arrêté plonge dans ma poche sans être enregistré. Prenant je ne sais quel prétexte pour me faire remplacer, j’avale, à vélo les kilomètres qui me séparent de Villebon où, tout essoufflé mais triomphant, je dévoile à mon bonhomme sa prochaine arrestation, il ne lui reste plus qu’à filer. À ma grande déception, sans même me remercier, il se met à notre disposition… quand on voudra. Je comprendrai, plus tard, son calcul. À la libération, non seulement il aura sauvé des pilotes américains mais il aura, aussi, été enfermé dans un camp, à cause des Allemands.
Notre métayer, entre deux gendarmes, Lavasserie et moi, prend donc le train de Paris où nous devons faire halte pour la nuit, dans une caserne de la garde. Une cellule sera à la disposition de notre prisonnier. Cette perspective n’enchante guère notre compagnon qui, le plus naturellement du monde, nous propose de descendre à l’hôtel et de partager, en amis, un bon repas. Pourquoi ne pas profiter de l’aubaine pour aller au théâtre ? Cet alléchant programme est exécuté en uniforme et, pour ce qui me concerne, sans état d’âme. Je trouve la situation insolite, sans doute, mais un brin plaisante. Lavasserie suit le mouvement sans dire mot mais la peur au ventre. C’est tout de même pousser la plaisanterie un peu loin. Il est inutile d’ajouter que je ne me vanterai jamais de cet exploit, ni auprès de mes camarades, encore moins de mes chefs, ni, plus tard, auprès de mes élèves. Seules les circonstances peuvent expliquer ces extravagances.
Le débarquement des armées alliées, le 6 juin 1944 sur les côtes toutes proches de Normandie nous offre d’intenses émotions. Nous voyons arriver la sinistre « S.S » division « Das Reich » qui sème la terreur sur son passage. Pour parer les mesures de représailles, la brigade est sagement vidée, la nuit de tous ses occupants. Célibataire, je tiens seul les lieux. Une de ces nuits-là, un fermier sonne au portail pour m’annoncer qu’il vient de ramasser, dans un pré, un pilote allemand blessé, son avion abattu par la chasse alliée. IL ne sait qu’en faire mais redoute, comme moi, sa découverte par quelque énergumène qui pour s’en glorifier, ne lui laissera aucune chance. Je vais réveiller le marchand de « Bois-Charbon-Limonade-Vin et spiritueux » et le prie d’atteler son cheval pendant que je sors de son lit mon voisin, le vieux médecin. Fouette cocher, nous voilà, sur la route, tous feux éteints. Le pilote allemand, en triste état, n’en mène pas large lorsqu’il me voit dans mon uniforme. Après les premiers soins de mon bon médecin, je le fais mettre en lieu sûr. Je n’en aurai pas fini, pour autant avec ce sauvetage. Le Docteur redoute tant les retombées de son voyage nocturne en ma compagnie que je me décide à lui donner asile dans mon deux pièces-cuisine en attendant des jours meilleurs.
Pour ce qui me concerne, en ces moments de grande exaltation, je me crois investi d’une mission rédemptrice. La France vaincue, humiliée, martyrisée doit se dresser contre l’occupant, nous devons tous prendre notre part à la libération de la France. Conforté par le groupe de Résistants de La Loupe, je me mets dans la tête de « débaucher » les brigades avoisinantes en leur faisant prendre le maquis. Sur ma moto, la mienne, celle qui me donne tant de joies et qui effraie tant ma mère, je fais la tournée des popotes où je suis reçu assez fraîchement, il faut le dire ? J’en suis le seul étonné. Quelle naïveté ! Je pousse l’impertinence un peu loin… jusqu’à brigade de Beaumont, commandée, on le sait, par mon père. Dire que l’accueil n’est pas chaleureux, c’est peu dire. Quelle prétention ! Dicter à mon père la conduite à suivre ! La réaction, ne se fait pas attendre. Le réflexe habituel fonctionne. Son capitaine, toujours le même, est immédiatement prévenu de mes dangereuses manigances. Je ne tarde pas à voir arriver à mes trousses un vieux capitaine, le mien, ancien enfant de troupe qui, sans ménagement me demande des comptes. Je connais ma leçon. Je la connais depuis Les Andelys : « N’avoue jamais ! » Malgré les évidences, sans défaillir je nie tout en bloc. Ma tournée dans les brigades, je ne sais pas ce que l’on veut dire. Non ! Tout ça n’a pas de sens. Rien ne me fera changer d’attitude. Mon capitaine, ne se fait pas d’illusions, je ne céderai pas. Il baisse les bras et retourne à Chartres, rendre compte au commandant Planche, à qui je dois déjà une fière chandelle. Je mérite une bonne leçon. Le commandant vient, lui-même, me la donner… dans le creux de l’oreille. C’est cependant un ordre : « Ne vous occupez pas de ça, c’est mon affaire. » Je me le tiens pour dit. D’autres distractions m’attendent.
Les premières jeeps américaines traversent Champrond sous les bravos des braves gens alignés devant leur porte, heureux de retrouver enfin la paix et la liberté. C’est dans cette liesse que le drame va se jouer.
Recrutant deux jeunes inconnus passant dans la rue, un exalté d’un hameau voisin, armé d’un pistolet, sonne à la porte de Cherchelais qui l’ouvre en toute innocence pour recevoir en pleine poitrine plusieurs coups de feu. Son assassin et ses acolytes le poursuivent jusque dans son jardin où ils l’achèvent sauvagement en lui écrasant le visage à coups de pied.
Cherchelais est un personnage distingué, affable, de belle allure, cultivé qui mène bien son affaire d’assurances. Sa réussite est reconnue et respectée. On le consulte. Il est de bons conseils. Sans doute, sans y prendre garde, confie-t-il à l’un ou à l’autre, sa confiance dans l’action du Maréchal, mais s’il lui arrive de faire part de ses sentiments, il ne s’engage pas, ne condamne pas. Personne ne lui veut de mal, au contraire.
Ce jour-là seul à la brigade, comme on le sait, rien de précis ne m’appelle. Me mêlant aux habitants, je déambule dans la rue, le cœur libéré. C’est alors que je suis abordé par l’assassin qui m’apostrophe en me tutoyant, exercice auquel personne évidemment ne se risque. « C’est fini pour Cherchelais, tu t’occupes de ça ! » J’ai le bon réflexe de ne marquer d’étonnement à l’égard de rien, ni du meurtre, ni de la manière de m’annoncer la nouvelle. « C’est entendu. Je m’en occupe. » Je lui donne simplement instruction de rentrer à la maison avec ses compagnons jusqu’à ce que je puisse venir les voir. Atterrés, les gens rentrent chez eux et s’enferment prudemment laissant au maire le soin des dispositions concernant la famille et le corps.
La situation n’est pas simple et je suis bien isolé. Je pense, heureusement au groupe de Résistance de La Loupe dont je connais le responsable. À ses dires, mon forcené appartient à ce groupe. Je saute sur la moto de la brigade, une 5 C.V., à moteur culbuté, que je suis seul à piloter et je file à la rencontre des Résistants. Je leur explique toute l’affaire. Personne n’a vu, ni de près, ni de loin l’individu qui m’amène auprès d’eux. On ne peut accepter que la Résistance soit ainsi bafouée. Si on ne réagit pas immédiatement, les règlements de comptes personnels, tout autre acte de vengeance, se multiplieront au nom de la Résistance. On se met à ma disposition. Il est convenu que, la nuit tombée, un groupe armé me rejoindra à la brigade afin d’investir le refuge des meurtriers et les appréhender. La maison encerclée dans les règles, j’intime aux occupants l’ordre de sortir. On entend, alors, claquer des coups de feu suivis de lamentations. Je crains un nouveau meurtre. La porte s’ouvre devant l’assassin tenant sa femme à bras-le-corps, devant lui. « Ne tirez pas, c’est ma femme ! » Quelque peu malmené par mes compagnons écœurés de tant de lâcheté, il est, sur-le-champ, conduit, menottes aux mains, à la brigade en compagnie d’un des deux complices. Le second, malgré le tir d’un amateur de la Résistance, est en fuite et court dans la nuit. Il sera bientôt arrêté à la frontière Suisse.
Commence, pour moi, une minutieuse et solitaire enquête qui démontrera, grâce aux témoignages unanimes des habitants de Champrond, toutes catégories confondues, la totale innocence de Cherchelais dont le seul tort est de s’être ouvert, en toute innocence, de ses sentiments. Le procès-verbal bouclé, il me faudra la nuit entière, la camionnette à gazogène du marchand de bois, spiritueux etc., dûment réquisitionnée, je peux, en compagnie d’un gendarme revenu à la brigade, comme tous les autres maintenant, prendre la route de Chartres avec mes trois prisonniers.
Chartres vient d’être libérée, la foule, joyeuse envahit les rues, c’est avec difficultés que je me fraie un chemin jusqu’au tribunal. Ni la vue de mes gaillards, ni les raisons de leur arrestation ne semblent réjouir le Procureur. Il n’est pas ravi de ce cadeau empoisonné. Pendant plus d’une année : silence absolu. Je crois l’affaire discrètement enterrée.
Aspirant à l’École des Officiers de Melun, je suis, enfin, appelé à témoigner devant la cour d’assises de Chartres. Dans la salle des témoins, je retrouve mes gens de Champrond, visiblement mal à l’aise, le nez dans leurs chaussures, les yeux fermés, butés. Ils ne se souviennent plus de rien. Tout ça est si loin ! Ils me précèdent devant la Cour. Leurs souvenirs sont vagues, confus. Les juges en robe, les jurés endimanchés ne savent plus quoi penser d’autant que les trois accusés ont fière allure. Pour faire bonne figure ils sont rasés de frais et de neuf habillés, l’un en marin, l’autre en aviateur, le troisième en fantassin. Les trois armées sont représentées !
Quand je pénètre dans le prétoire, je découvre avec effarement cette grotesque mise en scène et ressens une atmosphère lourde, malsaine qui n’augure rien de bon. Le Président, très prévenant, me prie de rapporter les faits, je m’y applique en ne laissant rien dans l’ombre. Mon calme, l’extrême précision de mon témoignage impressionnent la salle qui, visiblement, ne doute pas de moi. Je suis rassuré. C’est sans compter sur l’avocat de la défense, c’est-à-dire des accusés. Je suis accablé des pires machinations, des plus basses manœuvres. Les envolées de belles paroles ponctuées de grands effets de manche sont si convaincantes que, bientôt, ce sera moi le vrai coupable, j’aurai tout combiné pour protéger un traître. Ulcéré par ce discours de fausses apparences, je reste sans voix, pétrifié et inquiet de ses effets sur la Cour et les jurés.
Je vois alors se déployer lentement et s’approcher majestueusement de moi un long personnage de grande allure dans sa robe noire. Un silence étrange s’établit. La salle est tendue. C’est maintenant qu’il me prie, très simplement, de répondre à ses questions et, ainsi, de confirmer mon témoignage. C’est l’avocat de Madame Cherchelais, Maître Maurice Garçon, l’illustre criminaliste, bientôt académicien. Sa démonstration est si éloquente, si persuasive que le Président s’autorise à me faire avec grande chaleur et, j’imagine, soulagement, ses compliments pour mes courageuses diligences au moment des faits et pour la précision de mon témoignage. Les accusés, dans leur box, auront triste mine lorsqu’ils entendront le verdict. Cinq ans de prison. C’est peu et c’est beaucoup par ces temps d’incertitudes. Je m’en tire à très bon compte, j’ai eu chaud ! Mon ange gardien a veillé sur son protégé… il aura d’autres occasions !
L. B.