Les gendarmeries pendant l’insurrection de mai 1945 en Syrie
Entre 1920 et 1943, la France exerce sur la Syrie un mandat confié par la Société des nations (SDN). Héritière de la gendarmerie ottomane, la gendarmerie syrienne est alors restructurée par la France à partir de 1926. Cependant, elle aspire rapidement à son émancipation. Profitant d’un État désireux d’obtenir son entière souveraineté, la gendarmerie syrienne lui apporte dès lors un soutien sans faille et acquiert son autonomie en 1942. Si l’indépendance de la Syrie a été reconnue le 22 novembre 1943, les transferts des services publics assurés par la France ne sont pas réalisés instantanément. Les relations franco-syriennes s’enveniment et la prévôté française, confrontée aux troubles insurrectionnels qui secouent le pays au mois de mai 1945, doit faire face à la nouvelle gendarmerie syrienne.
Récit d’un affrontement.
Au cours du mois de décembre 1944, la gendarmerie syrienne recrute environ 2 000 gendarmes. Ce chiffre approximatif laisse présager la rupture entre la prévôté française et cette Arme, que le colonel Gilbert qualifiait de » fille de la gendarmerie française » . La prévôté française, de par sa vocation à maintenir l’ordre, se trouve ainsi directement impliquée dans un conflit naissant. L’affrontement violent de ces deux gendarmeries livre un exemple caractéristique du rôle des gendarmes syriens dans la quête d’indépendance de leur pays.
Mère et fille : la prévôté française du Levant et la gendarmerie syrienne
A partir de 1926, des gendarmes prévôtaux français sont détachés à la » mission de réorganisation » de la gendarmerie syrienne. Cette mission, qui porte rapidement ses fruits, concourt, sans aucun doute, à l’amélioration de la performance de cette Arme. Les gendarmes syriens sont répartis harmonieusement sur le territoire, en fonction des besoins et des concentrations humaines. Une hiérarchie interne est mise en place et des écoles de gendarmerie sont ouvertes. Les officiers de la gendarmerie syrienne bénéficient même des structures françaises et sont formés à l’École de gendarmerie de Versailles.
Le commandement supérieur de cette Arme demeure cependant, jusqu’en 1942, sous le contrôle de la France, par l’intermédiaire de la mission de réorganisation. La gendarmerie syrienne, ainsi que les autres gendarmeries locales du Levant, sont donc créées à l’image de la gendarmerie française et possèdent des prérogatives quasi similaires à celles de son service ordinaire.
Les liens entre ces deux armes s’inscrivent dans un climat de confiance pendant la plus grande partie du mandat. Elles n’hésitent pas à collaborer sur le terrain et les rapports d’avant-guerre sur l’état de la gendarmerie syrienne font écho de progrès constants et d’une fiabilité de plus en plus reconnue.
Après la campagne de Syrie de 1941, où les Alliés et les Forces françaises libres (FFL) reconquièrent la Syrie et le Liban tenus par les forces vichystes, la nouvelle prévôté gaulliste n’a plus assez de personnel pour continuer à assurer le service de la mission de réorganisation. La gendarmerie syrienne acquiert ainsi, de facto, son autonomie. Elle représente alors une force de maintien de l’ordre compétente, armée et forte d’environ 5 000 hommes.
La prévôté, quant à elle, a vu ses effectifs divisés par deux malgré l’arrivée de renforts de gendarmes de carrière venus de Pondichéry et de Tunisie. Elle doit, de surcroît, faire face à une surcharge de travail liée à la présence d’une partie de la IXe armée britannique au Levant. Le lieutenant-colonel Petitgnot affirme que » les missions de police militaire et de la circulation en 1942 se sont vues presque doublées par rapport à 1938 « . Les difficultés de recrutement, » faute de candidat » , concourent au maintien de cette situation.
Enfin, l’action de la prévôté, dès 1942, s’inscrit dans le contexte difficile d’une présence militaire internationale en Syrie de moins en moins tolérée par les autochtones.
L’adolescence de la gendarmerie syrienne
En raison de la poursuite de la guerre, la France se réserve le contrôle des troupes spéciales du Levant, considérées comme les futures armées de la Syrie et du Liban. Cet octroi irrite les relations franco-syriennes d’autant plus que la France espère négocier, en échange de ce dernier transfert, un traité d’alliance franco-syrien, garantissant ses intérêts économiques, culturels et militaires. Dès lors, les relations entre les deux puissances se dégradent.
Les multiples intérêts internationaux qui habitent le Moyen-Orient viennent compliquer cette situation. Ainsi, le jeu des Britanniques, présents militairement en Syrie, est complexe. Prêts à soutenir la France dans ses desseins orientaux, au même titre qu’ils désirent se maintenir dans cette région du monde, ils mènent une politique arabe, en conformité avec leurs intérêts pétroliers. A ce titre, ils offrent leur soutien aux nationalistes arabes et alimentent la confrontation franco-syrienne. Pour le général de Gaulle, les Britanniques sont les principaux ennemis de la France au Levant.
Le Moyen-Orient représente aussi pour les États-Unis, outre des ressources pétrolières, une voie indispensable dans la guerre contre le japon. Quant aux Soviétiques, ils renouent avec le monde arabe des liens politiques et économiques rompus depuis 1917.
Enfin le nationalisme arabe, en essor depuis le début du siècle, abrite les revendications indépendantistes de la Syrie. Dès le 7 octobre 1944, la signature du protocole d’Alexandrie, puis en mars suivant, celle de la Ligue arabe, cadencent la politique syrienne.
En Syrie, il est possible de distinguer quelques signes avant-coureurs de la radicalisation du conflit franco-syrien en 1944-1945.
Le gouvernement syrien, après avoir réaffirmé son refus de négocier avec la France, demande, au mois de novembre 1944, le rééquipement de sa gendarmerie. Elle représente en réalité la seule force armée à la disposition du gouvernement. La France refuse, prétextant craindre un conflit entre les troupes spéciales et les gendarmes. Mais les Britanniques soutiennent cette requête et négocient un compromis avec la France : ils obtiennent ainsi de fournir officiellement à la gendarmerie syrienne 1500 fusils et 30 chars. Il semble cependant qu’en réalité l’aide britannique soit beaucoup plus importante et permette d’armer les 2 000 gendarmes syriens récemment engagés. Cet essor de la gendarmerie syrienne est orchestré sous la houlette du colonel Abdulghani Kodmani.
L’origine de ces nouveaux gendarmes n’est pas connue. Elias Bou Nacklie évoque néanmoins un vaste mouvement de désertion qui atteint les troupes spéciales dès le début de l’année 1945. Elle estime qu’il affecte un tiers de cette Arme en juillet 1945. Il n’est cependant pas possible d’affirmer le bénéfice que la gendarmerie syrienne aurait pu en tirer.
La France cherche, elle aussi, à affirmer sa puissance militaire. En 1945, elle a déjà autorité sur 5 000 à 6 000 soldats français et commande également les 18 000 hommes des troupes spéciales. Elle obtient de surcroît le renfort de 2 500 hommes. Leur arrivée, à bord des croiseurs Montcalm et Jeanne d’Arc, agit comme l’un des détonateurs de l’insurrection du mois de mai 1945.
Fers croisés entre deux gendarmeries
A partir du 10 mai 1945, les postes et les casernes françaises des grandes villes sont attaqués par des Syriens armés, le plus souvent encadrés par la gendarmerie syrienne. Si les petites structures qu’offre la gendarmerie prévôtale sont les cibles privilégiées des insurgés, il est difficile de savoir si le choix de la gendarmerie syrienne qui orchestre ces attaques, est plus affectif que tactique. Mais, que ce soit à Alep, Deirez-Zor, Damas ou Homs, la confrontation franco-syrienne ressemble à des combats entre gendarmes.
A Alep, le 20 mai 1945, le gendarme Payet, identifié à bord d’une voiture militaire, est personnellement visé par des tirs. Blessé, il meurt sous les coups de la vindicte populaire. Cet incident excite les insurgés qui se livrent ensuite à l’attaque de la prison prévôtale dont l’évacuation s’effectue in extremis. Au cours des deux mois suivants, le poste prévôtal doit, par trois fois et sous la menace, évacuer les lieux.
A Deir-ez-Zor, la gendarmerie syrienne ne peut être totalement rendue responsable du massacre du personnel du poste prévôtal de la ville. Elle a, en effet, proposé une reddition. Cette initiative est refusée par l’adjudant Penasse qui, assiégé et coupé de toute communication depuis l’aube, n’a certainement pas saisi l’ampleur nationale de l’insurrection. Il demeure néanmoins certain que la gendarmerie syrienne assure l’encadrement de cette manifestation. L’acharnement de la population à torturer les quatre Français et les huit Syriens qui composent ce poste et dont ils connaissent bien les visages, souligne l’intensité de l’émoi populaire qui guide cette insurrection.
A Damas, la gendarmerie agit sur plusieurs fronts, assumant son rôle prévôtal mais n’hésitant pas à prendre les armes au cours d’actions de maintien de l’ordre.
Enfin, à Homs et à Lattaquié, les gendarmes prévôtaux participent activement à la défense des deux garnisons de ces villes.
La prévôté, d’après les archives françaises, ne montre aucune défaillance au cours de ces événements. Alors que son état et sa fiabilité sont fortement décriés au début de l’année 1945, notamment quant à la faiblesse et la valeur de ses effectifs, la cohésion prévôtale ne semble pas faire défaut. Il importe de souligner que l’implantation géographique des postes prévôtaux et le caractère local de ces insurrections conduisent à une inévitable personnalisation des conflits. Il en est ainsi à Deir-ez-Zor où le poste prévôtal, établi dans cette ville depuis de nombreuses années, semble appartenir à son paysage social. Les gendarmes français, personnellement ciblés par ces attaques, sont acculés. Ainsi placés en situation de légitime défense, la défection au combat n’est alors aucunement envisageable.
Mais cette meilleure connaissance du milieu offre également un atout supplémentaire à la gendarmerie pendant les combats. L’enlèvement du lieutenant Zickenheiner conforte cette image. Le 2 juin 1945, il est enlevé à Damas, par deux officiers britanniques accompagnés d’un jeune gendarme syrien. Conduit dans le Djebel Druze, on le somme de parlementer avec des Druzes qui retiennent et menacent des Français. La connaissance approfondie qu’a le lieutenant de la culture druze, ainsi que ses qualités de négociateur, lui permettent, en moins d’une heure, de libérer les otages.
Si la France reconnaît avoir obtenu, pendant cette période, le soutien de quelques gendarmes syriens, il semble qu’il s’agisse exclusivement de personnels attachés à des postes prévôtaux. Mais l’état actuel des recherches ne permet pas de saisir l’intensité de l’adhésion collective des membres de la gendarmerie syrienne à l’insurrection. A-t-elle fourni l’unique encadrement militaire ? A-t-elle connu une épuration de ses membres francophiles avant le conflit ? Si les archives françaises tendent à responsabiliser la gendarmerie syrienne, on ne connaît toutefois que très peu le rôle des courants nationalistes arabes dans l’organisation de ce mouvement.
Les trois bombes lancées par les Français sur la citadelle de Damas, le 29 mai 1945, offrent l’occasion aux Britanniques d’imposer la suspension des hostilités. Mais ce n’est qu’à partir du 11 mars 1946 que les forces françaises se retirent du Levant.
L’insurrection du mois de mai 1945 enserre la prévôté au coeur des combats. En outre, l’intensité des attaques entre la gendarmerie prévôtale française et la gendarmerie syrienne souligne les liens qui les unissent. Tissés par 16 ans de commandement français, les legs français s’inscrivent dans la performance de l’organisation de cette Arme et la qualité de la formation dont les gendarmes, en particulier les officiers syriens, ont bénéficié. Comme en proie à une crise d’adolescence, la gendarmerie syrienne bouscule avec violence la tutelle française. Mais les archives françaises évoquent aussi le ressentiment certain des gendarmes prévôtaux qui se sentent trahis. La rupture entre la France et la Syrie, à l’issue du printemps 1945, parait ainsi consommée.
Hélène FAISANT de CHAMPCHESNEL
Revue de la gendarmerie nationale, hors série numéro 3, 2002