Lieutenant Haberbusch, chef de la section études historiques
Le 21 août 1975, un commando d’une cinquantaine d’individus armés investit une ferme vinicole appartenant à Henri Depeille. L’exploitation se situe en bordure de la route nationale n°198 à cinq kilomètres au nord d’Aléria. Les assaillants, tous membres de l’Action pour la reconnaissance de la Corse (ARC), sont dirigés par le médecin Edmond Simeoni. Cette action paramilitaire, minutieusement préparée, poursuit un but politique. Il s’agit de dénoncer l’accaparement des terres fertiles de l’Île de Beauté par certains rapatriés d’Algérie, dont Henri Depeille compromis dans une affaire de fraude sur le vin. Les autorités françaises prennent vite conscience de la gravité de la situation, car Simeoni a promis dans un discours fleuve prononcé à Corte le 17 août de « se battre à visage découvert » et « d’offrir au service d’une cause sacrée, la liberté et le sang de ses militants ».
Un important service d’ordre se déploie alors autour des bâtiments agricoles. Parmi les unités engagées, on trouve trois escadrons de gendarmerie mobile (le 6/3 de Saint-Denis-Blanc Mesnil, le 2/6 d’Hirson et le 1/8 de Strasbourg) et trois compagnies républicaines de sécurité (la CRS 52 de Sancerne, la CRS 46 Lyon et CRS 33 Reims). Les gendarmes sont en outre dotés de quatre véhicule blindés à roues de gendarmerie (VBRG), appartenant à l’escadron 6/3.
Disposant d’otages, des travailleurs marocains capturés dans la ferme, le commando impose aux forces de l’ordre d’élargir le périmètre de sécurité autour des bâtiments. Le face à face commence et va durer plus de vingt-heures. La presse joue un rôle important dans l’affaire d’Aléria. Elle est prévenue par Edmond Simeoni dès le matin du premier jour de l’occupation de la cave viticole. Progressivement, les autorités voient affluer des sympathisants nationalistes, des badauds et même des touristes inconscients du danger. La présence du public entrave l’action des policiers et des gendarmes.
Le 22 août, vers quinze heures trente, les autorités administratives décident de donner l’assaut en employant seulement des grenades lacrymogènes. L’usage des armes est proscrit. Tandis que les sommations réglementaires sont effectuées, le dispositif se met en place. À seize heures cinq, les grenades lacrymogènes sont lancées par les escadrons 2/6 et 3/6. La riposte des insurgés est immédiate et se traduit par un feu nourri de fusils de chasse et d’armes de guerre. Le gendarme Jean-Yves Giraud, de l’escadron d’Hirson, posté derrière un véhicule au-delà de la route en face de l’entrée principale de la cave est atteint d’une balle au cou alors qu’il se découvre pour utiliser son lance grenade. Le maréchal des Logis-chef Michel Hugel de l’escadron 6/3 de Saint-Denis, camouflé dans un fossé, est atteint à la tête dans les mêmes circonstances. Une trêve est sollicitée pour évacuer les blessés. Le commando de l’ARC accepte et demande, à son tour, l’évacuation d’un de ses membres, Petru Susini, grièvement touché au pied. Les deux gendarmes mobiles blessés sont transportés par hélicoptère et par ambulance mais décèdent peu après leur admission à l’hopital.
Afin d’éviter des morts supplémentaires, les négociations reprennent avec les insurgés. Edmond Simeoni consent à se rendre à condition que ses compagnons puissent repartir librement. Tandis que la foule devient de plus en plus hostile à l’égard des forces de l’ordre, les membres du commando quittent leur camp retranché en apportant leurs armes. Par ailleurs, les bâtiments de l’exploitation sont entièrement détruits par un incendie d’origine criminelle. Edmond Simeoni, pour sa part, est évacué par hélicoptère et transféré sur Paris. Son procès se déroule du 17 mai au 23 mai 1976. Condamné à cinq ans de prison dont trois avec sursis, il est libéré le 11 janvier 1977.
Quant aux deux gendarmes décédés en service, leur corps est rapatrié en métropole. Le 27 août 1975, une cérémonie solennelle est célébrée à la Chapelle des Invalides. Les plus hautes autorités de l’État sont représentées. Afin d’honorer la mémoire de ces deux sous-officiers, leur nom a été donné à des promotions d’élèves gendarmes : la 129e promotion de l’école de gendarmerie de Montluçon pour le maréchal des Logis-chef Hugel, mort à trente-six ans, et la 144e promotion de l’école de gendarmerie de Châtellerault pour le gendarme Giraud, mort à vingt ans.
Dans la mythologie nationaliste corse, les événements d’Aléria représentent l’acte fondateur du renouveau des revendications politiques. Dans les années qui suivent, on assiste à une radicalisation des modes d’action. Le 27 août 1975, alors que l’ARC est officiellement dissoute, une grave émeute éclate dans la nuit à Bastia. S’opposant à une foule surexcitée et armée, les CRS déplorent un tué et plusieurs blessés. Le 5 mai 1976, de jeunes nationalistes du Cap Corse créent le Front de libération nationale de la Corse (FLNC) et prônent des actions spectaculaires et symboliques pour appuyer leur discours politique. Ils participent à la destruction d’un avion d’Air France en 1976 et au dynamitage du relais de télévision bastiais en 1977. Le bras de fer entre le gouvernement et les nationalistes corses va se poursuivre pendant plusieurs années avec l’alternance de périodes d’accalmie et de tension extrême.
Les obsèques des deux gendarmes tombés à Aléria.