Le champ de la recherche historique dans le domaine de la sécurité intérieure a indéniablement progressé depuis le début des années 1990. Si nombre d’universitaires, historiens, sociologues, politologues ou juristes s’intéressaient à l’institution policière, en revanche, les études concernant la gendarmerie, composante pourtant essentielle du maintien de l’ordre public, souffraient d’un manque d’intérêt évident. Les thèses et ouvrages d’histoire politique ou sociale évoquaient la gendarmerie, sans que des études spécifiques lui soient consacrées. Les archives de l’Arme étaient souvent négligées alors qu’une exploitation systématique des sources aurait pu faire apparaître leur intérêt qui, aujourd’hui, semble évident. La gendarmerie comme entité ontologique n’attirait guère les chercheurs. Parents pauvres de l’histoire militaire, les forces de maintien de l’ordre intéressaient peu l’historiographie contemporaine. Par ailleurs, une sorte de méfiance réciproque entre l’institution et l’université ainsi que la » spécificité organique, fonctionnelle et structurelle de la gendarmerie « , expliquaient en partie cet intérêt modéré des chercheurs pour une structure qui symbolisait la répression.
La création du SHGN en 1995, puis l’institution d’un séminaire de maîtrise sous la direction des professeurs Jean-Noël Luc et Jacques Frémeaux ont donné une impulsion remarquable aux recherches. L’apport de l’université a permis de multiplier les travaux, d’explorer des chantiers non défrichés, de concevoir de nouvelles problématiques ; et si l’on partage la réflexion de Maurice Halbwachs : » l’histoire ne commence qu’au point où finit la tradition » on peut affirmer que la connaissance scientifique de cette institution a progressé ces dernières années.
Il ne faut cependant pas penser que les universitaires rejettent les travaux précurseurs et importants du général Plique, du général Larrieu du capitaine Saurel ou celui du général Besson et de Pierre Rosière qui constituent des outils et des références indispensables aux recherches actuelles. Toutefois, cet intérêt grandissant pour l’histoire de la gendarmerie ne peut être que profitable à l’institution mais aussi, plus généralement, à une connaissance approfondie des mécanismes et du fonctionnement de la cité.
Les archives, et notamment celles qui sont produites, détenues et conservées par la gendarmerie conditionnent la recherche et lui servent de terreau. Ces documents représentent aujourd’hui 40 kilomètres linéaires de cartons (!) dont 95 % environ concernent le XXe siècle. Récupérées années après années auprès des unités via les légions, au bout de dix ans, les archives sont regroupées et triées au centre d’archives intermédiaires du Blanc (Indre) puis successivement transférées au centre d’archives définitives de Fontainebleau où elles sont inventoriées. Une partie d’entre elles, momentanément mises en dépôt dans les archives départementales, sont en cours de récupération. Ainsi, à la fin de 2003, le SHGN pourra mettre à la disposition des chercheurs la totalité des archives conservées par la gendarmerie, soit pour la France métropolitaine et les départements et territoires d’outre-mer : 380 ml pour la période 1885-1939, 900 ml pour la période 1939-1945 et enfin 37 000 ml pour la période 1946-1985.
Ce patrimoine concerne aussi les pays du Maghreb et le SHGN dispose ainsi de 196 ml sur la gendarmerie en Tunisie, 325 ml sur la gendarmerie au Maroc et 1 570 ml sur la gendarmerie en Algérie. A partir du mois d’octobre 2002, un récolement des fonds sur ce dernier pays sera communiqué, il concerne 18 000 boîtes d’archives.
La gendarmerie détient également les archives des gendarmeries coloniales des différents pays d’Afrique. Enfin, le SHGN possède, pour ce qui concerne l’Asie du Sud-Est, 265 ml d’archives sur la gendarmerie d’Indochine. Le volume des archives conservées par la gendarmerie est impressionnant par sa masse. Il faut toutefois rappeler qu’une dérogation est nécessaire pour être autorisé à consulter les documents relatifs à l’après Seconde Guerre mondiale.
Le chercheur intéressé par l’histoire de cette institution doit souvent compléter son corpus de sources par d’autres archives complémentaires qui viendront enrichir son propos et polir son analyse. Il n’est pas question ici d’approfondir cette question, mais on peut signaler l’importance des fonds du Service historique de l’armée de Terre (SHAT) et notamment des séries N (IIIe République), P (Seconde Guerre mondiale), ainsi que les séries Q à U (archives contemporaines depuis 1945). Une partie des archives de la sous-série 7U (régiments et organismes de l’armée de Terre, archives et journaux de marche et d’opérations) détenues par le SHAT, devrait d’ailleurs normalement revenir à la gendarmerie. Le chercheur aura encore intérêt à consulter les documents des Archives nationales et des Archives départementales. La multiplicité des lieux où l’on peut retrouver des traces du métier des gendarmes est symptomatique de l’activité protéiforme de ce corps. On trouvera ainsi des archives sur l’Arme dans les dépôts de la Marine (gendarmerie maritime) mais aussi à la Préfecture de police (garde républicaine). Par ailleurs, le chercheur ne devra pas négliger les fonds privés qui viennent parfois renouveler l’analyse prospective d’un sujet de recherche.
Qu’on ne se leurre pas, une grande partie de l’histoire de la gendarmerie, de son imprégnation dans le corps social, de son rapport avec la police – entendue ici dans son sens originel – reste à écrire. Le spectre de son intervention embrasse toute l’activité sociale et les recherches sur l’histoire de la gendarmerie peuvent sinon infléchir, du moins préciser certaines données historiographiques. En effet, cette institution a encore été peu étudiée en tant que telle, dans sa spécificité. Des recherches distinctives permettraient non seulement de mieux comprendre son implication dans l’organisation de la société, mais aussi de cerner avec plus de précision les concepts d’ordre et de désordre social et politique.
Des sujets aussi divers par leur contenu que par leur intérêt sont jusqu’ici demeurés vierges de toute enquête. Une large synthèse sur l’histoire de la gendarmerie, renouvelant le travail du général Louis Larrieu, serait vraiment nécessaire, même si ce travail a été effectué récemment dans le cadre forcément restrictif d’un manuel d’histoire. On déplore pour l’instant l’absence de grandes thèses sur le Moyen Age, la IIIe République, la Seconde Guerre mondiale ou la période contemporaine, période pourtant primordiale dans le développement et la modernisation de cette institution. Par ailleurs, des sujets plus techniques, essentiels pour une connaissance in petto de l’Arme, demeurent largement méconnus : la formation des gendarmes et leur recrutement, le développement de la police judiciaire, l’équipement, les relations entretenues avec le pouvoir politique, les modèles d’une police à caractère militaire transposés à l’étranger, le casernement, etc., ne sont presque pas abordés mais mériteraient certainement de longs développements.
Ce relatif vide historiographique tend toutefois à être comblé notamment par la publication prochaine de l’étude institutionnelle et sociale de Fabien Cardoni sur la garde républicaine sous la IIe République et le Second Empire, celle de Xavier Borda sur La IIe République ou de Benoît Haberbusch sur la gendarmerie d’Algérie entre 1939 et 1945, pour ne citer qu’eux.
D’autres travaux, préparés au sein de l’Université de Paris IV-Sorbonne, sous la direction de Jean-Noël Luc et de Jacques Frémeaux, examinent de nouvelles problématiques. En effet, l’histoire des représentations attend ses futurs maîtres. Arnaud Dominique Houte, qui travaille dans cette direction, aborde la question du métier de gendarme au XIXe siècle alors que Cyril Cartayrade élabore une belle étude prosopographique sur le personnel de la gendarmerie dans le Puy-de-Dôme au XIXe siècle. D’autres entreprises sont en cours, mais on peut remarquer d’une manière plus générale que si le XIXe siècle commence à être mieux connu, l’histoire du XXe siècle, hormis peut-être la période de la Seconde Guerre mondiale et celle de la guerre d’Algérie qui cristallisent les recherches, reste encore à écrire. Il faudrait explorer ces nouveaux terrains, franchir de nouvelles frontières chronologiques et s’intéresser notamment à la période comprise entre 1950 et 1980 qui a été, pour cette institution, une période de profonde mutation. Et le présent numéro est à ce titre révélateur des options actuelles de l’historiographie.
Si tout un pan de l’histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie demeure méconnu, il faudra nécessairement développer une démarche pluridisciplinaire permettant aux sciences sociales dans leur ensemble de s’interroger sur cette institution. Les travaux de sociologie, dont le chef de file est François Dieu, mériteraient de susciter de nouvelles vocations. On attend aussi des approches différentes sur la gendarmerie. Elles ne manqueraient pas d’éclairer d’un jour nouveau des problématiques actuelles et permettraient d’en envisager de nouvelles. Les travaux en ethnologie, en anthropologie culturelle et en philosophie enrichiraient de façon certaine l’approche de l’institution.
L’action du SHGN s’inscrit dans ce courant novateur, et tente d’inciter, en collaboration avec l’Université de Paris IV, les recherches historiques sur la gendarmerie. Dans le cadre de l’histoire plus récente, le SHGN mettra prochainement en place une unité d’histoire orale visant à collecter la » mémoire vive » de l’Arme et à constituer une banque de données rassemblant des entretiens qui constitueront autant de pièces d’archives pour les historiens d’aujourd’hui et de demain. Le processus « d’historisation » de la mémoire va donc s’activer parce que l’oubli, » cette distorsion de la mémoire […] assignable à un effacement des traces est vécue comme une menace : c’est contre cet oubli-là que nous faisons oeuvre de mémoire « . La nature même de ces documents oraux est propre à favoriser des études dans le domaine de l’histoire des mentalités ou celle des représentations. A l’instar de Jean Favier, ancien directeur des archives de France, on peut dire qu’il serait dommage de négliger » le témoignage de ceux qui ont agi et qui ont regardé mais qui n’ont pas tout écrit, quand ils n’ont pas laissé hors de leurs dossiers l’expérience de leur savoir-faire « .
L’histoire orale, le guide du chercheur, la parution de ce numéro hors-série, le colloque sur la gendarmerie au XXe siècle organisé conjointement par l’Université de Paris IV-Sorbonne et le SHGN qui devrait se tenir au mois de juin 2003 sont autant de signes du dynamisme de la recherche actuelle. L’histoire de la gendarmerie est un chantier qui avance !
Chef d’escadron Édouard EBEL
Revue de la gendarmerie nationale, hors série n° 3, 2002