Par l’Aspirant volontaire Olivier Buchbinder (SHGN/2004)
«J’étais gendarme à Sainte-Mère-Eglise le 6 juin 1944»
Ecoutez ici son témoignage :
Né le 19 janvier 1917 à Couville (Manche), Eugène Quoniam est fils d’agriculteurs. Orphelin de père, il commence sa carrière militaire à l’âge de quatorze ans comme enfant de troupe. À dix-huit ans, il s’engage pour cinq ans au 11e régiment d’artillerie. C’est dans cette unité qu’il apprend la déclaration de guerre en septembre 1939. Il est envoyé dans le Nord. Lors de l’offensive allemande du 10 mai 1940, comme beaucoup d’unités de l’armée française, son régiment fait mouvement vers la Belgique. « On est redescendu aussi vite qu’on était monté, raconte l’ancien artilleur, parce que les Allemands sont arrivés. […] On est redescendu en France.
[Au moment de] l’armistice on était cantonné dans le bas du département [la Manche], dans le Mortanais ». Eugène Quoniam prend alors le chemin de la captivité vers un stalag en Allemagne où il reste dix-huit mois. Il est rapatrié sanitaire en 1942. De retour au pays, démobilisé, il occupe un poste au service du ravitaillement à Barneville.
En octobre 1942, le jeune Normand quitte à nouveau la vie civile pour intégrer la gendarmerie. Il part effectuer un stage de six mois à l’école préparatoire de gendarmerie de Mamers jusqu’en avril 1943. Il se souvient de la diversité des régions d’origine des élèves. Les motivations sont variées mais souvent dictées par le contexte. Ainsi, nombre d’entre eux choisissent d’entrer en gendarmerie pour échapper au Service du travail obligatoire (STO), qui les obligerait à partir en Allemagne. À l’issue de la formation, l’élève gendarme Quoniam profite d’un classement avantageux pour retourner dans sa région natale. Sa première affectation sera donc Sainte-Mère-Église.
Au sein de cette brigade, tous les gendarmes sont originaires de la Manche. La caserne se situe en face la place, « très bien placée pour le débarquement » remarque sa femme. Le bâtiment est constitué de quatre logements de gendarmes et d’un appartement pour le commandant de brigade. Le jeune gendarme et sa femme sont logés chez un particulier, à côté d’un marchand de chaussures. La nouvelle recrue découvre alors les conditions de service de la gendarmerie des années 1940. À cette époque, les tournées s’effectuent à vélo et les procès-verbaux s’écrivent encore à la plume. Symbole de modernité, la brigade est équipée d’un téléphone.
C’est surtout la sombre période de l’Occupation. « [Les Allemands], on en voyait tous les jours, affirme Eugène Quoniam. Beaucoup stationnaient dans le canton. […] Ils étaient très disciplinés ». L’ancien gendarme n’a pas gardé le souvenir de services exécutés en commun avec l’occupant. Il se rappelle en revanche des enquêtes menées par lui et ses collègues contre les réfractaires au STO. « On s’arrangeait toujours, explique-t-il avec malice. C’était des jeunes qui habitaient le canton. On savait où ils travaillaient. Ils étaient accueillis souvent par des cultivateurs. […] Quand on avait une enquête pour untel, on allait à la ferme, on les prévenait et on s’arrangeait toujours pour savoir d’où ils venaient, où ils avaient été. On donnait des adresses, alors si bien que les dossiers y traînaient parce qu’ils allaient d’une brigade à l’autre, à l’autre bout de la France des fois. Comme ça, l’intéressé avait le temps de partir ailleurs ». Eugène Quoniam se souvient également du marché noir florissant dans cette région agricole. À l’arrêt de bus pour Saint-Lô, les gendarmes observent fréquemment des voyageurs chargés de lourdes valises. Ces derniers tentent d’acheminer clandestinement des denrées vers la capitale. « On réprimait ceux qui approvisionnaient les Allemands », assure l’ancien gendarme.
Au cours de ces mois d’occupation, le service accapare la vie familiale. Les repos ne sont accordés, dans le meilleur des cas, qu’une fois par semaine, toujours à la caserne et toujours en uniforme. Les loisirs sont limités à la portion congrue : le jardinage et les réunions entre les familles de la brigade. L’excellente ambiance qui règne permet d’atténuer quelque peu la rudesse des temps. Entre eux, les collègues commentent les informations glanées çà et là sur l’évolution de la situation internationale et l’avance des troupes alliées.
Rendez-vous avec l’Histoire le 6 juin 1944
Alors que la brigade de Sainte-Mère-Église continue d’assurer son service quotidien, le débarquement allié survient comme un coup de tonnerre. La première réaction est celle d’un étonnement total. « Une semaine avant le débarquement, raconte Eugène Quoniam, il y a eu un bombardement anglais sur la côte du côté de Saint-Martin-de-Varreville […]. Ils sont venus bombarder les batteries allemandes côtières et juste une semaine après le bombardement a recommencé. Nous, on n’était pas logé à la caserne. On a dit « ça y est, c’est comme la semaine dernière « et on est resté à la maison. On n’a pas bougé. C’est au bout d’une heure que notre voisin [le marchand de chaussures] est venu tambouriner à la porte en disant : « Mais vous êtes là, vous n’êtes pas morts ? […] Sortez c’est le débarquement ! « On s’était pas rendu compte, nous. On pensait que c’était comme la semaine précédente. Au débarquement, ça n’a pas bombardé de la même façon. C’était vraiment la surprise ». Une anecdote témoigne de l’incrédulité de la population locale face à l’événement. Le matin du débarquement, le quincaillier du village aperçoit, dépassant d’un muret, des casques avançant silencieusement en file indienne. Ne pouvant les identifier à cause de l’obscurité, il se fait la remarque suivante : « Tiens, voilà les Allemands qui marchent pieds nus maintenant ! ». En effet, les bottes cloutées de l’occupant entraînent un son caractéristique qui annonce habituellement leur arrivée. L’artisan ne se doute pas qu’il est en présence de parachutistes alliés portant des rangers à semelles de caoutchouc.
À l’annonce de l’arrivée des Alliés, Eugène Quoniam et sa femme sortent de leur logement et escaladent le mur pour passer chez leur voisin. Là, dans le jardin, avec l’aide du fils de la maison, ils creusent frénétiquement une tranchée dans les fraisiers et les petits pois pour se mettre à l’abri. « Ça tombait de partout raconte l’ancien gendarme. Les parachutistes nous suivaient, ils ne savaient plus où aller. Ils étaient complètement paniqués. […] La nuit était éclairée par les nombreuses fusées, les incendies, [notamment] dans une maison près du presbytère, face à l’église où un parachutiste est resté accroché ». Les premiers contacts s’établissent rapidement malgré la barrière de la langue. Eugène Quoniam découvre les nouveaux matériels apportés par les libérateurs comme cette jeep qui circule déjà dans Sainte-Mère-Église.
Madame Quoniam a gardé un souvenir vif de ces premières heures du débarquement : « A ce moment-là, la place de Sainte-Mère-Église était bordée de très grands arbres. Les Allemands qui étaient là, en dessous, étaient très bien placés pour les recevoir [les Alliés] ». Une anecdote a plus particulièrement marqué son esprit. Un parachutiste américain tombe dans la cour du presbytère. Il escalade le mur pour trouver un abri plus sûr. Il saute dans une belle propriété appartenant à un vétérinaire et se retrouve nez à nez avec un Allemand qui le met en joue. Le soldat lève alors les mains en l’air. La situation se trouve rapidement inversée quand les autres parachutistes atterrissent. Une chose extraordinaire se produit par la suite, l’Allemand et l’Américain se retrouvent après la guerre et entretiennent une longue amitié durant plusieurs années.
Le 6 juin aux premières heures de la matinée, Eugène Quoniam est appelé pour patrouiller dans le bourg. Il rejoint la caserne où il rencontre un capitaine américain et le maire. Lors de la patrouille, il prend conscience de la violence des combats de la nuit : « On voyait tous ces parachutistes étendus là, il y en avait un sous nos fenêtres. Il y en avait d’accrochés dans les arbres ».
À cet instant, une accalmie règne dans le bourg où les habitants commencent à se regrouper, mais elle est de courte durée. Les Allemands, rassemblés à l’extérieur de la localité, n’hésitent pas à bombarder Sainte-Mère-Église. Le drame succède alors à la fête. Tandis que les premières victimes succombent, la panique s’empare de la foule. À ce moment, Madame Quoniam se trouve toujours chez le voisin, un vétéran de la Grande Guerre, qui lui conseille de quitter le village. Elle s’enfuit à travers champs.
Son mari la rejoint un peu plus tard à Vauville. Au cours du repli dans ce village, le couple vit une mésaventure dont la conclusion aurait pu se révéler fatale. Réfugiés chez un habitant local, les époux suivent l’évolution de la situation sur un poste à galène dont l’antenne a été installée à un arbre. Deux parachutistes américains surviennent. En voyant Eugène Quoniam en tenue kaki avec un béret [il a enlevé son képi au début du bombardement du bourg], l’un des deux le met en joue. Le sous-officier s’enfuit alors à travers champs, poursuivi par le soldat américain qui ouvre le feu. La situation devient critique lorsqu’apparaît une jeep providentielle. La course folle s’arrête. Après les explications du parachutiste, le gendarme, qui ne parle pas anglais, est emmené vers un camp de regroupement de prisonniers allemands. Un second coup du sort vient le tirer de la situation délicate où il se trouve. Le capitaine américain, avec qui il a patrouillé quelques heures auparavant, le reconnaît fortuitement et obtient sa libération immédiate. Toutefois, en raison du couvre-feu, ce n’est que le lendemain que l’infortuné pandore ne retrouve sa femme morte d’inquiétude. Le couple se réfugie ensuite à Saint-Martin-de-Varreville où il reste quelques jours.
La vie à Sainte-Mère-Église durant la campagne de Normandie (juin-août 1944)
De retour à Sainte-Mère-Église, le gendarme Quoniam reprend son service à la brigade dans le contexte particulier de la campagne de Normandie. Le bourg a souffert du bombardement : maisons brûlées ou écroulées, toitures déchiquetées, portes et fenêtres arrachées, rues défoncées avec un enchevêtrement de pierres, de bois et de tuiles. À l’intérieur du logement des Quoniam, toutes les vitres ont été soufflées et un buffet porte les traces des éclats d’obus qu’il a reçu. Plusieurs habitations ont également été pillées, notamment une bijouterie. Les gendarmes chargés de l’enquête découvrent qu’il s’agit d’habitants de la localité. Ils seront arrêtés.
En dehors du bombardement, la physionomie du village est bouleversée par les libérateurs qui déversent leurs tonnes de matériel. Les gendarmes assistent à un défilé ininterrompu d’engins et de troupes qui partent à Chef-du-Pont afin de prendre le train pour rejoindre le front. Parmi les libérateurs, l’armée de Leclerc reçoit un accueil des plus chaleureux. La population se place en grappes sur le bord de la route pour jeter des fleurs aux soldats de la fameuse 2e DB. D’autres colonnes traversent le bourg. Ce sont les cohortes d’Allemands qui font à leur tour la douloureuse expérience de la captivité. « C’était des gosses, remarque Mme Quoniam. Ils n’avaient pas fini de grandir [dans leur uniforme]. Ça traînait par terre ».
À Sainte-Mère, les Américains mettent en place leurs propres installations. Sur la place centrale, ils dressent une grande tente pour loger leur QG. Tous les soirs, la population s’y rend pour écouter les communiqués de l’avance alliée. Près de la caserne, un hôpital de campagne est aménagé, tandis qu’une unité de Military police prend ses quartiers. Des patrouilles mixtes sont organisées régulièrement. Les Américains apprécient la bonne connaissance de leur circonscription par les gendarmes. Les principales affaires du moment concernent les trafics en tout genre qui se développent grâce à la manne représentée par les Alliés. Inconscients du danger, certains trafiquants n’hésitent pas à percer le pipeline installé par les Américains le long des voies ferrées. Ils réalisent ainsi de substantiels profits en revendant de l’essence au marché noir.
En évoquant cette période, l’ancien gendarme et sa femme se souviennent surtout du sacrifice consenti par les libérateurs. Presque quotidiennement, des cérémonies d’inhumation sont organisées pour les soldats tombés les jours précédents : un simple linceul pour les hommes de troupe et un cercueil pour les officiers. Sur le seul canton, trois cimetières accueillent les dépouilles des combattants. Un souvenir troublant revient à la mémoire du retraité de l’Arme. Un jour, alors qu’il descend de la brigade à bicyclette pour rentrer chez, il arrive à un carrefour où des MP règlent la circulation. Il stoppe devant un camion bâché américain. « Moi je m’accroche [au] camion en attendant que ça redémarre, raconte l’ancien gendarme. Je me dis ça sent fort, c’est bizarre. Je me mets debout sur les pédales et je regarde dans le camion. C’était des cadavres qu’ils ramenaient au cimetière ».
Eugène Quoniam reste comme gendarme à Sainte-Mère-Église jusqu’à la fin des hostilités. À mesure de l’avance des Alliés, l’espoir de la Libération finale s’installe progressivement et la menace de la guerre s’éloigne. La brigade reprend son service traditionnel. Dans les années suivantes, le gendarme Quoniam poursuit toute sa carrière dans la Manche à Sainte-Mère-Église jusqu’en mai 1946 puis à Coutances jusqu’en 1972, date à laquelle il prend sa retraite. Malgré une mémoire fragilisée par les ans, ces journées historiques de juin 1944 demeurent toujours présentes à son esprit. Il est décédé le 1er octobre 2006 à Cherbourg.