Deux siècles après la Révolution française, qui a vu l’avènement de la Gendarmerie nationale, le modèle gendarmique s’est imposé dans la plupart des pays européens. Pour autant, si l’on peut à juste titre parler d’une diffusion de ce modèle sur le vieux continent, celle-ci est restée circonstancielle et discontinue. En effet, elle survient principalement lors de la période révolutionnaire et impériale, puis à la faveur de la reconstruction de l’Europe post-napoléonienne. Suite aux deux guerres mondiales et à la Guerre froide, certains régimes – en Europe tout du moins – délaissent ce modèle de police militaire, qui ne ressurgit que tardivement, à la faveur de la dislocation de l’Union soviétique.
En premier lieu, l’expérience révolutionnaire fournit le principal cadre d’exportation du modèle français. La plupart des gendarmeries apparaissent entre la Révolution et le milieu du XIXe siècle avec l’expansion des frontières françaises. Les nouveaux territoires calquent leurs structures administratives sur celles développées depuis le début de la Révolution française. Pour le reste, certains gouvernements, inspirés par le modèle d’administration napoléonien, choisissent de créer des gendarmeries.
Ce faisant, dès 1795, le chef de la force publique des armées du Nord et de Sambre et Meuse met en place quatre divisions de gendarmerie dans les Pays-Bas du Sud ; puis la 25e légion de gendarmerie dans les pays rhénans en 1798. Cette exportation administrative s’accomplit dans un premier temps dans les pays occupés et transformés en départements. Des unités de gendarmerie sont ainsi créées dans le département du Léman en 1799, au Piémont en 1802, en Ligurie en 1805, en Toscane en 1809, à Rome en 1810 et dans les villes hanséatiques en 1811. Ces corps constituent avant tout des troupes d’occupation. Du reste, certains de ces nouveaux corps recrutent des Français, surtout lorsque l’obstacle de la langue n’est pas insurmontable. Ainsi, la gendarmerie belge, mise sur pied en 1796 doit recruter les deux tiers de ses hommes en France. L’installation de brigades et compagnies au sein des nouveaux territoires rattachés à la France augmente considérablement le nombre des légions.
Progressivement, la création d’une gendarmerie par des États satellites (vassaux ou protégés) ou alliés représente un autre mode de diffusion de l’institution française en dehors des frontières même de la République et du Consulat. Cette uniformisation militaire obéit aux objectifs de l’État central qui cherche à assurer un relais périphérique à son pouvoir jusque dans les provinces les plus reculées. De fait, des corps de gendarmes ou des unités similaires sont établis dans certains cantons de la République helvétique : en 1799 à Genève et en 1803 dans le canton de Vaud. Il en va de même dans les royaumes gérés par les membres de la famille Bonaparte : Naples en 1806, la Hollande en 1807, l’Espagne en 1809 et dans certains États de la Confédération du Rhin : en Westphalie dès 1808, dans le Wurtemberg en 1811, dans le pays de Bade et en Bavière en 1812. En 1811, la Russie organise des compagnies paramilitaires de sécurité pour surveiller les troupes, protéger les bâtiments publics, arrêter déserteurs et délinquants. En 1812, le chancelier d’État Hardenberg crée une gendarmerie en Prusse. L’ordonnance souveraine du Prince Honoré V de Monaco institue, en 1818, le corps des carabiniers du Prince, équivalent monégasque de la garde royale française.
La période post-impériale, en raison du discrédit qui frappe l’Empire, correspond à une baisse de régime de l’influence française en Europe. Toutefois, la gendarmerie survit au régime de Napoléon. En effet, outre ses missions traditionnelles de police administrative et judiciaire, elle apparaît comme une force essentielle au pouvoir central. Par la surveillance, le renseignement, la lutte contre le brigandage et l’application de la conscription, elle contribue, en collaboration avec les autres forces policières, au renforcement de l’autorité de l’État. L’expérience militaire de ses hommes favorise le rétablissement de l’ordre et la pacification des campagnes. Ce point est important, puisque la gendarmerie est continuellement amenée à suppléer l’armée, dont les membres sont sans cesse démobilisés. En raison de son enracinement et de son efficacité dans l’intégration nationale des populations, elle devient un rouage administratif indispensable aux gouvernements centralisés européens.
Pour autant, certains souverains, tout en gardant les structures militaires napoléoniennes, s’empressent de modifier le nom des gendarmeries héritées de la période révolutionnaire, pour masquer la filiation française. En Wurtenberg, Die Königlie Gendarmerie devient Das Landjägerkorps (le corps de Chasseurs de campagne). Le roi des Pays-Bas, Guillaume Ier, approuve, dès 1814, la reconstitution de la gendarmerie sous le vocable de maréchaussée. En outre, le Gouvernement de Vienne assure la sécurité de ses membres via l’équivalent de la gendarmerie. Le roi de Sardaigne Victor-Emmanuel, qui s’emploie à la restauration de l’ordre ancien et organise une Carabiniere reale pour la surveillance de l’île.
Les institutions gendarmiques sont en plein essor puisqu’elles constituent un moyen de pacification des espaces instables. Non seulement ce modèle survit au congrès de Vienne de 1815, mais il continue de se propager et de faire des émules en Europe. Ainsi en 1816, le cardinal Consalvi emploie lui aussi les carabinieri pour protéger les États pontificaux.
En 1826, après la révolte des décembristes, l’Empire russe se dote d’une gendarmerie. Les jacqueries de Galice conduisent Metternich à organiser une gendarmerie dans tout l’Empire. En 1830, le soulèvement de Bruxelles et la proclamation du royaume de Belgique amènent à la reconstitution de la gendarmerie issue de la « maréchaussée « de l’ancien royaume des Pays-Bas. En 1844, l’Espagne crée la Guardia civil pour mettre fin au banditisme organisé. La monarchie des Habsbourg emboîte le pas en 1849. François-Joseph Ier institue une gendarmerie autrichienne qui fait partie de l’armée impériale et reste assujettie à la juridiction militaire.
En Europe orientale, dans la province de Hongrie notamment, cette gendarmerie impériale est perçue comme un instrument autoritaire qui tente d’effacer le souvenir des insurrections nationalistes du « printemps des peuples » de 1848. Dans les années 1880, la gendarmerie royale hongroise devient autonome.
En 1861, au lendemain de l’unité italienne, le roi d’Italie Victor Emmanuel II centralise son pouvoir via le corps des carabinieri qui devient « la première Arme » de la nouvelle armée nationale.
En 1877, la gendarmerie luxembourgeoise retrouve l’autonomie qu’elle avait précédemment perdue sous la domination des Pays-Bas ou de la Prusse.
Dans tous ces États, la gendarmerie se spécialise et devient autonome des autres armes, tout en restant militaire. À la veille de la Première Guerre mondiale, la gendarmerie devient en Europe un puissant moyen de sédimentation du sentiment national.
D’une manière générale, le XXe siècle constitue une parenthèse dans ce long processus historique de diffusion du modèle de police à caractère militaire en Europe. En effet, un coup de frein très net à cette expansion procède des deux guerres mondiales et de la guerre froide. La révolution russe de 1917 met à mal l’organisation des « canaris » de la gendarmerie russe. Un an plus tard, l’armistice impose aux vaincus de lourdes sanctions tandis que le congrès de Versailles entérine le désarmement des puissances centrales. Ainsi, la gendarmerie allemande est démilitarisée et rattachée au ministère de l’Intérieur. L’appellation de gendarmerie laisse place à celle de Landjaergeri.
La Seconde Guerre mondiale confirme l’hypothèse d’un repli de la présence gendarmique en Europe. En 1940, pour des raisons politiques, les autorités allemandes d’occupation font fusionner gendarmerie et police civile aux Pays-Bas et au Luxembourg. À la Libération, la maréchaussée royale et la gendarmerie luxembourgeoise retrouvent leur statut militaire.
Enfin, l’élargissement du bloc communiste constitue un précédent qui suspend la présence de la gendarmerie au sein des pays satellites de Moscou. Les démocraties populaires abandonnent un siècle d’expérience gendarmique. Créée en 1812 par Napoléon, la gendarmerie polonaise est dissoute en 1949. La gendarmerie rurale roumaine – apparue en 1850 – ainsi que la gendarmerie bulgare – fondée en 1881 – sont dissoutes la même année. Il faut attendre 1990 pour que, à la faveur de la chute du bloc soviétique, réapparaissent ces institutions pérennes que constituent les polices militaires. Restructurée et modernisée, la gendarmerie bulgare prend l’appellation de « troupes de l’intérieur » pour enfin être renommée en 1997 « Service national de la gendarmerie » ; service rattaché au ministère de l’Intérieur. En 1993, avec l’effondrement du rideau de fer, les autorités sont amenées à créer une gendarmerie des frontières, dite Grenzgendarmerie, afin de pallier les bouleversements issus de la mise en place de l’espace Schengen.
Somme toute, un vaste réseau de cousinage s’est progressivement établi en Europe entre les différents modes militaires de gestion de l’ordre public que composent les diverses gendarmeries nationales. Hormis quelques exceptions, les régimes à forte tradition libérale – tels que les gouvernements anglo-saxons et scandinaves – se montrent réticents quant à l’application de ce modèle, puisqu’ils préfèrent laisser aux institutions civiles le monopole des questions policières.
Schématiquement, ce réseau recouvre ainsi toute la partie méditerranéenne et centrale de l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à la mer Noire. Il ne faudrait pour autant pas conclure à une éventuelle uniformisation des méthodes de coercition européenne : si ces gendarmeries constituent la trame d’un vaste réseau de police à caractère militaire, elles n’en demeurent pas moins fortement imprégnées des spécificités nationales et des missions particulières qui, diffèrent d’un pays l’autre. À l’heure actuelle, la plupart de ces gendarmeries européennes se réunissent pour soutenir de nouvelles formes de coopérations policières transnationales, afin de promouvoir l’État de droit au sein de l’Union européenne.
Mais cette exportation ne se limite pas au Vieux continent ; par-delà même les frontières européennes, l’organisation gendarmique a trouvé preneur. L’expansion coloniale de la seconde moitié du XIXe siècle et la décolonisation consécutive aux années 1950 et 1960 ont favorisé la diffusion des cadres d’administration gendarmique jusqu’aux confins de l’Afrique (Algérie, Côte d’ivoire, Liban, Maroc, Sénégal…), de l’Amérique (Argentine, Canada, Chili, Venezuela) ou de l’Asie (Cambodge).