Général d’armée (2S) Jean-Régis Véchambre – Pr Jean-Noël Luc
Plusieurs adhérents et sympathisants de notre association connaissent Simon Fieschi, auteur de deux excellents mémoires, préparés sous la direction du Pr Jean-Noël Luc, et dont le premier a été publié, à l’initiative de l’ancien Service historique de la gendarmerie nationale (SHGN).
Les Gendarmes en Corse, 1927-1934. De la création d’une compagnie autonome aux derniers « bandits d’honneur », master 1, Sorbonne Université, 2007, Prix littéraire de la gendarmerie 2008 dans la catégorie des travaux universitaires, publié en 2012 (1).
La Fabrique du gendarme. De la discipline durant l’entre-deux-guerres, master 2, Sorbonne Université, 2008.
C’est au titre de son premier travail que Simon Fieschi intervenait au colloque Gendarmerie mobile, maintien de l’ordre et société (XIXe-XXIe siècle), organisé les 17-18 novembre 2021 par la Société nationale de l’Histoire et du patrimoine de la Gendarmerie, le Service historique de la Défense et Sorbonne Université. Au cours de la séance consacrée aux mobiles à l’épreuve du terrain, des années 1930 aux années 1970, il présentait avec brio une communication intitulée Des mobiles, des tanks et des automitrailleuses. La fin du « bandit d’honneur et d’horreur » dans la Corse des années 1930.
Ce qui est moins connu, jusqu’à ce que les hommages de la presse le révèlent aujourd’hui, c’est le destin cruel et la profondeur de l’homme, premier blessé et survivant – avec la dessinatrice Coco – de l’attentat islamiste contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Survivant, puisque la balle de kalachnikov, tirée par Chérif Kouachi et entrée au niveau de son cou, a traversé son corps, perforant son poumon, compressant sa moëlle épinière et brisant, en ressortant, son omoplate gauche. Le webmaster de Charlie Hebdo perdait alors l’usage de ses mains et de ses jambes, que huit mois d’hospitalisation aux Invalides, emplis de pensées noires qui ne le quitteront plus, lui permettront de recouvrer partiellement, contre toute attente.
Michel Becquembois, dans Libération du 19 octobre 2024 (2), souligne son courage et sa détermination lors du premier procès des attentats. Quand il s’était avancé vers la barre pour témoigner, le 9 septembre 2020, « son corps meurtri se dérobait un peu, mais [il] avait refusé la chaise qu’on lui proposait en déclarant : ̎Je veux témoigner debout ̎ ». Et pour dire quoi ? « Ce que font les armes de guerre, ce que cette balle m’a fait, ce que cette idéologie m’a fait ». Le co-rédacteur en chef de Libération rappelle l’engagement tenace de Simon Fieschi au service des victimes, qui le conduit à s’investir « dans l’administratif, menant le combat de l’indemnisation, devenant spécialiste du droit du préjudice corporel », avec cette question lancinante : « combien vaut ce qui vous est arrivé ? ». Combien vaut la douleur, le regard des autres, qui a changé, et « l’impression d’être devenu un alien », s’interrogeait-il sur France Inter, avant de conclure, avec une pointe d’humour fréquente dans ses propos : « c’est un travail à temps plein d’être victime d’attentat » (3). Le journaliste évoque aussi l’un des moments de la vie antérieure de Simon, quand «il avait essayé de devenir gendarme par révolte adolescente, pour faire chier un père communiste et soixante-huitard».
Dans Le Monde du 20 octobre (4), l’écrivain Yannick Haenel, qui a couvert le procès des attentats, apporte un autre éclairage sur les combats de cet « éternel jeune homme », dont « [l’] intelligence douce et l’ironie ravageuse vous foudroyaient ». À la barre, poursuit le chroniqueur, « il réfute avec une dignité farouche le mot « victime », et lui préfère celui de « survivant » ». Une preuve, parmi d’autres, de sa force, « au-delà du compréhensible : on ne parvient pas à s’extirper d’un corps-sarcophage (5) sans être d’une volonté extraterrestre ». Convaincu que « des êtres prennent sur eux le mal et le subissent tout entier pour nous l’épargner », Yannick Haenel estime que « Simon faisait ça […]. En tout cas, il vivait son corps comme le lieu d’un combat entre la lumière et les ténèbres ». Et de conclure : « À la fin, ce n’est pas la mort qui gagne, mais la noblesse d’âme ».
Comment ne pas être frappé par le refus chez Simon Fieschi du mot « victime », expression d’un état subi, au profit de celui de « survivant », impliquant une posture combattante et ressemblant, dans les vertus déployées, au héros. Au-delà de l’ambivalence de la notion, le philosophe Jacques Derrida en livre une approche lumineuse :
« Nous sommes structurellement des survivants, marqués par cette structure de la trace, du testament. Mais, ayant dit cela, je ne voudrais pas laisser cours à l’interprétation selon laquelle la survivance est plutôt du côté de la mort, du passé, que de la vie et de l’avenir. Non, tout le temps, la déconstruction est du côté du oui, de l’affirmation de la vie. […] La survivance, c’est la vie au-delà de la vie, la vie plus que la vie, et le discours que je tiens n’est pas mortifère, au contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre à la mort, car la survie, ce n’est pas simplement ce qui reste, c’est la vie la plus intense possible » (6).
Mais encore l’immortalité de l’âme, celle de Simon Fieschi, qui aimait répéter : « cette balle ne m’a pas raté, mais elle ne m’a pas eu ». Il nous appartient de le faire vivre parmi nous en n’oubliant pas ses exhortations à résister au terrorisme (7) et en pensant à son épouse et à sa fille, des survivantes à nouveau éprouvées.
(1) Simon Fieschi, Les Gendarmes en Corse, 1927-1934. De la création d’une compagnie autonome aux derniers « bandits d’honneur », Vincennes,Service historique de la Défense, 2012, 267 pages. Comptes rendus par Édouard Ebel dans la Revue historique des armées en 2013 (https://journals.openedition.org/rha/7670) et par Clive Emsley dans Crime, Histoire & Sociétés, en 2014 (https://journals.openedition.org/chs/1505).
(5)En référence au titre du récit glaçant, en 2020, de sa douleur physique et morale pendant ses longs mois d’hôpital : https://charliehebdo.fr/2020/10/societe/se-reveiller-dans-un-sarcophage-en-janvier-2015/
(6) Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin. Entretiens avec Jean Birbaum, Paris, Galilée, 2005, p. 54-55.
(7) grâce aux archives de l’INA, on peut écouter une partie de ce message, dans lequel Simon Fieschi insiste sur le sens profond de l’attentat commis par des islamistes : « Ce qui est arrivé, ça nous est arrivé à nous, Charlie Hebdo, mais c’est aussi une attaque contre nos libertés à tous. Et si les gens oublient ça, c’est très inquiétant pour eux, pour nous, c’est un épouvantable message à faire passer à ceux qui nous ont attaqués », https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/temoignage-simon-fieschi-grievement-blesse-attentat-charlie-hebdo-2015-mort