Si Georges Clemenceau est notamment connu par le public comme le père des brigades mobiles régionales de police mobile, surnommées « brigades du Tigre » dans l’entre-deux-guerres, son rôle est, en revanche – y compris au sein de la gendarmerie nationale –, relativement ignoré dans la naissance de la gendarmerie mobile au sortir de la Première Guerre mondiale. À ce titre, celui qui s’érigea comme « le premier flic de France » mériterait aussi qu’on le surnommât « le premier Pandore de la République ».
C’est en toute discrétion que les termes « gendarmerie mobile » font littéralement irruption à la fin du Mémorial de 1921. En effet, l’expression qui apparaît – ou réapparaît plutôt, comme nous le verrons – est subrepticement placée en haut d’un tableau désignant les emplacements de « pelotons mobiles » en germe dès 1917. Le « Père la Victoire », Georges Clemenceau, a ainsi pu concrétiser le projet d’une gendarmerie mobile sans cesse repoussé durant le quart de siècle qui a précédé le conflit.
Pour comprendre, en effet, pourquoi la genèse de la gendarmerie mobile s’accomplit dans l’ombre, il faut avoir à l’esprit ce qui s’est déjà produit – ou plutôt ce qui a échoué – durant les décennies précédentes. Le 23 juin 1871, à la suite des événements liés à la Commune de Paris, le général de Cissey instituait « une force publique mobile pour assurer la sécurité à Versailles et, au besoin, renforcer la gendarmerie départementale. »
Une légion de gendarmerie mobile, d’environ 1 200 hommes, est créée. Reformée plutôt, car l’innovation en la matière est d’abord apparue sous la monarchie de Juillet. Elle est renouvelée par la Deuxième République, qui institua un bataillon de gendarmerie mobile pour assurer le maintien de l’ordre à Paris. En 1879, cette légion formée en 1871 est ramenée à un bataillon, essentiellement dévolu à la garde du Sénat. Cette unité faisant double emploi avec les services de la Garde républicaine, dont l’épithète est aussi plus en adéquation avec le régime, est elle-même dissoute au début du printemps 1885. La gendarmerie mobile a-t-elle définitivement vécu ?
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la place d’un corps mobile autonome dans la Gendarmerie nationale tient dans cette formule : « Pensons-y toujours, ne la faisons jamais ! », comme le disait Léon Gambetta au sujet de l’Alsace-Lorraine. De ces ajournements répétés ressortent deux traits : d’abord, tous les plans de reformation d’une gendarmerie mobile sont associés au maintien de l’ordre et jamais à la police judiciaire. Cette récurrence signe ensuite l’intérêt persistant des militaires pour une telle spécialisation. Dans la presse corporative, la question ressurgit fréquemment après des troubles sociaux, qui renouvellent à chaque fois sa légitimité. En 1893, à la suite de grèves, le Journal de la Gendarmerie de France, proche des officiers, évoque la restauration d’un escadron mobile, dont l’idée est pourtant tombée dans oubli après avoir été discutée dix mois auparavant au Parlement. Un des motifs soulevés pour soutenir l’utilité d’une gendarmerie mobile est la perturbation du service courant des gendarmes départementaux mobilisés ponctuellement, plus ou moins massivement, et pour des durées par nature imprévisibles. En effet, pour assurer leurs missions de maintien de l’ordre – de plus en plus lourdes au fur et à mesure que les troupes de ligne sont désengagées face aux manifestants -, les militaires sont prélevés dans les brigades, ce qui n’est pas un problème nouveau. Au tournant des XIXe et XXe siècles, le sujet de la renaissance d’une troupe mobile est de nouveau d’actualité au sein de la gendarmerie. La menace du siège de Paris par de féroces grévistes est agitée pour dénoncer l’insuffisance du dispositif de protection existant. Mais le recrutement difficile de gendarmes hypothèque toute concrétisation.
En 1905, le désir d’une gendarmerie mobile est à nouveau une préoccupation d’officiers de l’Arme, à la suite de la grève des gardiens de la paix lyonnais. Ce mouvement social permet à un défenseur de la gendarmerie de démontrer l’inanité du plan d’une police mobile destinée au maintien de l’ordre. Au contraire, cette grève manifesterait, à ses yeux, la supériorité des gendarmes – mobiles, de surcroît – en la matière, puisque, selon lui, des militaires ne sauraient faire grève. La proposition du sénateur Montfort, qui entend constituer une « force spéciale de police […] à laquelle reviendrait exclusivement le devoir de maintenir l’ordre », est ainsi facilement contrée.
A la suite de ce mouvement social, le ministre de la Guerre est chargé de relancer un projet relatif à la résurrection d’une gendarmerie mobile. En écho à ces travaux, une troupe composée de « professionnels des grèves » est à nouveau réclamée par la presse corporative des officiers, soucieuse peut-être d’abord d’obtenir des conditions satisfaisantes, et réglementées, de logement et de déplacement pour cette formation spécialisée, au contraire du sort habituellement réservé aux gendarmes départementaux, tirés de leurs brigades pour être « mal installés, mal logés, mal nourris » lors de leur détachement.
Ce vœu paraît devoir se réaliser le 3 avril 1906, avec le projet de loi d’instauration d’une « gendarmerie mobile chargée d’assurer le maintien de l’ordre ». Celle-ci pourra également être employée à des missions de surveillance. Le dessein avancé est de limiter autant que faire se peut le recours à des troupes de ligne peu aguerries à cet exercice et dont l’emploi cause des drames récurrents, pour leur substituer un corps spécial de la gendarmerie. Cette volonté de pacifier le maintien de l’ordre en faisant de la gendarmerie l’actrice prioritaire de la police des foules était déjà au cœur de la circulaire confidentielle du ministre de l’Intérieur Pierre Waldeck-Rousseau en février 1884.
Georges Clemenceau, ministre de l’Intérieur depuis mars, est confronté à des troubles sociaux de grande ampleur, pour les uns liés à la querelle des Inventaires, pour les autres produits par la politisation de revendications ouvrières. Précisément, l’échec de ce dessein de reconstitution d’une force mobile militaire pour assurer la police des foules est surtout imputable à l’opposition parlementaire socialiste. Il l’est probablement aussi en raison de l’absence de soutien dans l’Arme au sein de laquelle Clemenceau, radical-socialiste historique, anticlérical virulent, ancien dreyfusard ardent, a peu de soutiens et de relais. Ainsi, la presse proche des officiers récuse l’institution d’une force – dont il a d’abord été question de la rattacher au ministère de l’Intérieur -, « regardée comme une troupe policière avec ce que ce qualificatif comporte d’humiliant. » En somme, alors, la militarité cultivée prime sur l’essor des fonctions si celui-ci impliquait une policiarisation accrue. Mais en campant sur sa spécificité, l’Arme n’a-t-elle pas alors concouru à son propre immobilisme et à son discrédit en matière de sécurité publique, alors que, concomitamment, des personnalités puissantes dans la police, le climat d’insécurité exacerbé par la presse, des hommes politiques œuvrent à la réalisation d’une police judiciaire mobile ?
(Avec l’aimable autorisation du SIRPA/gend)