Force Publique

LA PRÉVÔTÉ AUX ARMÉES SUR LE FRONT OCCIDENTAL (1914-1918)

Aspirant Olivier Buchbinder
Doctorant à l’Université Paris IV (Centre Roland-Mousnier - UMR CNRS)

La définition traditionnelle de la fonction de la force de gendarmerie prévôtale, telle qu’elle est donnée dans les instructions antérieures au conflit, est d’exercer le maintien de l’ordre et de contrôler l’exécution des ordres, consignes et règlements émanant du commandement sur le théâtre des opérations(1). De façon plus concrète, les missions peuvent être divisées en trois catégories : une mission ponctuelle directement liée au combat, la police du champ de bataille, qui consiste à assurer la cohésion des troupes en opération ; la sécurité des lignes de communication afin d’assurer la préservation des circuits logistiques ; une mission continue de surveillance, afin d’assurer le maintien de la discipline aussi bien au cantonnement que pendant les déplacements. C’est en partie la nature de « travail » prévôtal qui modèle l’image du gendarme auprès des poilus.

La police du champ de bataille

Le règlement définissant les « devoirs de la gendarmerie pendant le combat », c’est-à-dire la police du champ de bataille, est modifié à plusieurs reprises avant le conflit. L’article 55 de l’Instruction sur le service prévôtal de la gendarmerie aux armées du 23 octobre 1887, identique à l’article 51 de l’Instruction du 18 avril 1890, mettait l’accent sur la mission de coercition qu’exerce la prévôté vis-à-vis des soldats :

« Elle ramène au feu les soldats qui se débandent et ceux qui se détachent sans nécessité pour accompagner les blessés ou escorter les prisonniers. Elle parcourt, en tous sens, le terrain en arrière ; elle court sus à tout militaire hors de son rang qui cherche à s’éloigner du théâtre de l’action ; elle lui enjoint de retourner à son poste et force au besoin son obéissance en menaçant de faire feu sur lui. ».

Une note ministérielle du 28 novembre 1895 donne une nouvelle définition des missions dans la zone de combat : « Les détachements de gendarmerie qui accompagnent l’armée sont chargés de la police et du maintien de l’ordre en arrière des corps engagés. »(2) Dans le règlement de 1895, le deuxième alinéa ne fait plus état de la contrainte à exercer sur les militaires, mais de la nécessité d’effectuer un service d’ordre sur route : les détachements de gendarmerie « veillent au moyen de postes et de patrouilles, à ce qu’aucun encombrement ne se produise sur les voies de communication, notamment dans les défilés et sur les ponts ». La définition de la mission de police et de maintien de l’ordre en arrière des corps engagés est elle-même édulcorée : « Ils interpellent les militaires qu’ils rencontrent errant ou s’éloignant du champ de bataille sans motif valable, leur enjoignent de retourner à leur poste ou les arrêtent, s’il y a lieu. Ils dirigent ceux qui sont blessés sur la formation sanitaire la plus voisine. »

La prévôté n’a plus, comme en 1890, à courir sus à tout soldat « hors de son rang » ; elle ne force pas « son obéissance en menaçant de faire feu sur lui », mais se contente de l’interpeller ou de l’arrêter « s’il y a lieu ». Les soldats débandés et ceux qui « se détachent sans nécessité pour accompagner les blessés et les prisonniers » disparaissent du texte réglementaire. Viennent ensuite les prescriptions relatives aux détrousseurs de cadavres – la gendarmerie s’assurant « qu’on ne dépouille ni les morts ni les blessés » – dont elle empêche qu’ils « soient insultés, maltraités ou dépouillés ». Enfin, en cas de retraite :

« Le premier devoir de la gendarmerie est de faire dégager rapidement les routes, afin de ne pas gêner la marche des troupes ; elle arrête les mouvements précipités qui peuvent dégénérer en panique […]. Les détachements de gendarmerie qui accompagnent les trains régimentaires veillent au maintien de l’ordre et à l’exécution rigoureuse des prescriptions données par le commandement. Ils empêchent ces trains de stationner et prennent les dispositions nécessaires pour qu’ils puissent, le cas échéant, rétrograder avec ordre et rapidité. »

Par rapport à l’état antérieur de l’Instruction sur le service prévôtal, le texte de 1895 fait une place plus importante à la mission d’organisation et de préservation de la logistique militaire. La nécessité de la continuité du service d’ordre sur route est soulignée, pour tenir compte aussi bien des accidents de terrain que des actions de l’ennemi. La fonction de coordination et de renseignement au profit des unités sur le champ de bataille est renforcée. Ceci va de pair avec l’acheminement des trains régimentaires dont est responsable, devant le général divisionnaire, le commandant de la force publique.

La sécurité des lignes de communication

« Au point de vue purement militaire, il y a dans l’accroissement des armées modernes, si même on ne considère que le nombre, une cause d’énormes difficultés pour toute action militaire »(3) note le général von Bernhardi en 1911. Les commandants de grandes unités ne pouvaient pas se bercer d’illusions quant à la mobilité des colonnes de ravitaillement : le train d’une division compte plus d’une centaine de voitures hippomobiles et peut former un convoi de plusieurs kilomètres de long, lent et incapable de se soustraire à l’ennemi, en cas de poursuite(4). Le Service des Armées en campagne prévoit « en principe » que « des détachements de gendarmerie sont envoyés aux gares et aux centres de ravitaillement », et « marchent avec les trains régimentaires, surtout lorsque ceux-ci forment des colonnes distinctes »(5).

Les capitaines de gendarmerie vaguemestres ont pour fonction dans chaque corps d’armée « de maintenir l’ordre et la police dans les trains régimentaires qu’ils commandent »(6), secondés « par une force publique de la surveillance des trains »(7). L’Instruction de 1911 confie cette mission aux prévôts et aux commandants des forces publiques, le capitaine vaguemestre n’étant plus chargé que du train régimentaire du quartier général du corps d’armée(8).

La militarisation des chemins de fer, invention prussienne, a été adoptée en France dès cette époque. Le déplacement des grandes unités, le transport des quantités de matériel et de vivres dont elles ont besoin s’effectue autant que possible par voie ferrée : le rail est le nerf de la guerre industrielle(9).

Le commandant du poste de gendarmerie reçoit ses instructions du commissaire militaire de la gare, précise l’article 88 de l’Instruction de 1911. Il est prêt, dans des circonstances particulières, à actionner directement la Justice militaire : « Tout individu qui cherche, par un moyen quelconque, à entraver la marche des trains ou à intercepter les communications télégraphiques est arrêté et conduit devant l’officier de police judiciaire militaire le plus voisin. » Il s’agit en effet d’une action, dont il convient d’examiner si elle est conforme aux lois de la guerre ou si elle relève, au contraire, de la Justice militaire. À proximité des gares, l’engorgement du réseau routier risque à tout moment de paralyser les communications. L’encombrement « sera rendu inévitable dans certain cas par l’énormité des armées modernes »(10), lors de grandes offensives ou de mouvements de retraite, estime Bernhardi, instruit par quelque savant Kriegspiel. La capacité de manœuvre des corps d’armée est tributaire de l’exécution d’un service d’ordre – à l’embarquement, au débarquement des troupes, puis sur les routes – capable de coordonner et de surveiller le fonctionnement des convois de façon continue.

Le Service des armées en campagne précise que la gendarmerie est chargée d’exercer dans la zone de l’armée une surveillance incessante – notamment en vue d’empêcher ou de réprimer l’espionnage(11) et de surveiller les individus non militaires se trouvant dans la zone de l’armée. La gendarmerie tient un registre spécial des civils attachés à l’armée et enquête avant de délivrer les patentes, qu’elle « doit se faire représenter fréquemment ».

Le sabotage fait peser un risque bien réel sur les communications de l’armée : les ouvrages d’art, les réseaux ferrés et télégraphiques, les dépôts de munitions des stations-magasins sont vulnérables. Les mesures de répression prévoient l’exécution immédiate des francs-tireurs et des saboteurs. « En pays ennemi, le commandant du cantonnement, outre qu’il prend des otages, interdit aux habitants, sous peine d’exécution militaire, de dépasser les avant-postes. »(12) À titre préventif, les cibles potentielles sont surveillées en permanence, sous la responsabilité des prévôts dans la zone des armées, des généraux commandant les régions de corps d’armée dans le reste du pays. Les forces prévôtales affectées aux quartiers généraux divisionnaires et de corps d’armée ont également pour fonction de les prémunir contre des coups de main lancés par des cavaliers infiltrés dans les lignes.

Le maintien de la discipline

Avant les batailles de l’été 1914, on estime que le risque principal de dispersion d’une troupe est lié au pillage. Les soldats échappent au contrôle des gradés pour s’y livrer et deviennent des déserteurs qui pratiquent la maraude pour subsister. De ce fait, dans le Service des Armées en campagne de 1913, la répression est connexe : la gendarmerie « protège les habitants du pays contre le pillage ou toute autre violence » et « recherche les déserteurs »(13). Tout soldat rencontré « hors du camp, du cantonnement ou du bivouac »(14) doit être en mesure de décliner son numéro matricule, son grade, le numéro et l’arme de son régiment. La gendarmerie « arrête et reconduit à son corps » tout homme de troupe, s’il est dépourvu de permission « après l’heure de l’appel du soir ». Par ailleurs la prévôté des étapes surveille particulièrement les petits détachements et les militaires de passage(15). Dans la zone des étapes, la gendarmerie « interroge et rassemble tous les isolés qu’elle trouve »(16), rappelle le règlement de 1913. Ce dispositif est prolongé à l’intérieur par la gendarmerie territoriale qui contrôle systématiquement, non seulement les soldats, mais tous les hommes en âge de porter les armes(17).

Dans les lieux de stationnement la gendarmerie est également chargée de la surveillance des sauvegardes, ces « établissements publics ou particuliers », hôpitaux, couvents, moulins, cabarets, auberges, boulangeries dont « il importe, dans l’intérêt de l’armée, d’interdire l’entrée aux troupes »(18). La police des cantonnements, dans lesquels « les gendarmes sont autorisés à pénétrer à toute heure, de jour et de nuit »(19), vise à contrôler les mesures de couvre-feu et à interdire les déplacements des soldats « après l’heure fixée pour l’appel du soir et pour la fermeture des lieux publics », où « les patrouilles de gendarmerie procèdent elles-mêmes à la fermeture des cafés, cabarets, auberges, etc. »(20).

La gendarmerie est chargée du « maintien de l’ordre en arrière des colonnes », précise l’Instruction de 1911, « le long et sur le flanc des routes suivies, pour y arrêter les maraudeurs et faire rejoindre les traînards »(21). L’Instruction de 1890 décrit cette mission de la prévôté comme, « un de ses devoirs les plus importants », avec un luxe de détails abandonné par le règlement ultérieur : « Elle arrête les pillards et fait rejoindre les traînards. Elle doit, à cet effet, fouiller, avec soin, sur les flancs et en arrière des colonnes, les bouquets de bois, les haies, les fossés, les chemins creux, parcourir les rues latérales des villages, entrer, au besoin, dans les maisons, visiter les fermes isolées, afin de faire rejoindre tous les militaires qui s’écartent de la colonne, et d’arrêter ceux qui maraudent. »(22)

Soldats-citoyens et gendarmes prévôtaux. Les points de friction

Parmi les reproches couramment adressés par les soldats aux prévôtaux, la plupart visent en fait la grande famille des embusqués, dont le gendarme fait partie. Pour définir ces êtres à la fois enviés et méprisés, un seul critère : l’assaut, le risque mortel. Les infirmiers, par exemple, sont des embusqués, et non les brancardiers, qui participent aux combats. Dans un bataillon, si pour une raison obscure une compagnie ne « donne » jamais, ou moins souvent que les autres, elle est embusquée par rapport à celles qui sont de tous les « coups durs ». En plus de l’inestimable privilège de ne pas monter en ligne, le gendarme bénéficie de quelques autres avantages, non négligeables. Il accapare les meilleures places au cantonnement. « Ce château [d’Agnez] était un vrai nid d’embusqués, de tous les embusqués de la division : téléphonistes, secrétaires, brancardiers, gendarmes. Tous ces gens-là naturellement occupaient les meilleures places et nous regardaient avec un visible dédain »(23) constate l’ombrageux tonnelier de Peyriac-Minervois.

Dans son pamphlet pacifiste, Mars ou la guerre jugée, le philosophe Alain rappelle l’expression proverbiale, « le front commence avec le dernier gendarme »(24). « À m’sure que tu tournes le dos à l’avant, t’en vois de plus en plus »(25), renchérit Barbusse. Le Service des Armées en campagne leur enjoint effectivement comme poste normal « la limite avant de la zone des étapes »(26), « le proche arrière » dit Jacques Meyer. La fonction des gendarmes les place nécessairement à la césure des deux mondes, radicalement différents, de l’avant et de l’arrière. Ils en viennent à l’incarner : Genevoix, pour signifier qu’il est dans un secteur calme, dit qu’« il y avait même des gendarmes ». Étienne Tanty, caporal au 129e puis au 24e RI, licencié de philosophie, titulaire d’un diplôme d’études supérieures en langues classiques et en ancien français, écrit à sa famille, en parlant des gendarmes : « À vrai dire on ne voit pas pourquoi ces gros gaillards, si tranchants et si fanfarons, ne viennent pas aux tranchées comme tout le monde. »

Blaise Cendrars leur tient un grief identique : « Ces gens d’armes de métier qui ne voulaient pas aller se battre »(27), écrit-il. L’animosité parfois active à laquelle sont confrontés les gendarmes n’est pas seulement le fait des Apaches et autres gens sans aveu, cette « catégorie de mobilisés en opposition constante avec les forces de l’ordre »(28), écrit le colonel Lélu. Elle n’est pas corrélée à la condition sociale ou au niveau d’éducation, comme le montrent les exemples de Cendrars et de Tanty. Dorgelès lui, leur prête des faveurs sexuelles de la part des habitantes : « Y a que les cognes qui sont bien reçus ici, approuve un autre. Ils sautent la patronne, tu comprends, comme ça elle est parée pour les contraventions et eux ont la croûte. »(29)

Au détour d’un procès-verbal, les signes d’humanité et de compassion ne sont pas rares. Un des reproches que le prévôt du
16e corps fait à ses gendarmes au début de la guerre est significatif à cet égard. « Vous manquez d’esprit militaire ; vous êtes popotiers avec tous y compris les prisonniers avec lesquels vous pratiquez une familiarité ridicule et de mauvais aloi. »(30) Ce sont avant tout de bons vivants, qui manquent peut-être de la hauteur cassante qu’attend d’eux leur officier. Inspirent-ils de la peur aux combattants ? La part de la fiction est également difficile à discerner, dans une anecdote qu’il relate à propos de l’impact des missions de police du champ de bataille sur les relations entre gendarmes et soldats.

« J’ai entendu Bamboul raconter ceci à l’hôpital : « […] j’avais un éclat dans l’œil, l’œil crevé : j’ai mis une compresse par-dessus et j’ai cavalé vers l’arrière. […] Aux Trois-Jurés, il y avait un cogne, un de ceux qu’on sème en barrage pour arrêter les débineurs. Il a gueulé après moi ; j’aurais voulu m’arracher l’œil pour le lui foutre par le blair. Une bordée de 105 a sifflé, le cogne s’est planqué, je me suis remis à cavaler. Rraoum ! la dégelée tombait. Je me suis retourné, déjà loin, le cogne était resté planqué ; il ne bougeait pas […]. Chaque pas me tapait dans la tête ; les obus rappliquaient toujours ; je suis revenu quand même, pour être sûr, pour emporter ce petit souvenir-là. J’ai retourné le type du bout du pied ; j’étais bien, je buvais du lait : il y était mon vieux ! Zigouillé ! Raide. »(31)

Il peut paraître difficile d’admettre qu’un soldat, l’œil crevé par un éclat, revienne sous un pilonnage d’artillerie dans le seul but de contempler un cadavre ! Bamboul retourne le corps du gendarme « du bout du pied ». Est-ce une marque de mépris où une manière de vérifier la mort du gendarme ? S’il n’est pas du tout exclu que des soldats aient pu éprouver de la satisfaction à la mort d’« un de ceux qu’on sème en barrage pour arrêter les débineurs », le contexte fait plutôt pencher pour la deuxième hypothèse… À moins qu’il faille y voir un ressort fictionnel, destiné à rappeler l’injustice de la première vague de répression de l’automne 1914. Le « pinard » est la vraie pomme de discorde. Dorgelès fermant les yeux pour se rappeler la guerre, voit « des ruines, de la boue, des files d’hommes fourbus, des bistrots où l’on se bat pour du pinard, des gendarmes aux aguets »(32).

L’activité des gendarmes dans ce domaine a hypothéqué les relations entre gendarmes et soldats dès le début de la guerre, sans toutefois parvenir à des résultats convaincants avant 1918. Par contraste avec la pénurie décrite par Dorgelès, un ancien combattant évoque, en parlant de la période des mutineries qui s’accompagnent d’une remise en cause généralisée de l’autorité des prévôtaux, le « banquet de l’indiscipline »(33) de 1917. Les consignes qu’appliquent les gendarmes ne contribuent visiblement, pour la troupe, qu’à aggraver l’inconfort et le dénuement.

Un acteur omniprésent de l’appareil répressif

L’action de la prévôté est prolongée dans la zone de l’intérieur par la gendarmerie territoriale. Le Gouvernement rappelle de façon précoce et à de nombreuses reprises les brigades au nécessaire respect des consignes spécifiques du temps de guerre. La circulaire n° 193 du ministre de la Guerre, datée de Bordeaux le 24 septembre 1914, fait état de « la surveillance à exercer sur les militaires évacués pour blessures ou maladies, ou pour toute autre cause ».

En effet,

« Il a été constaté qu’un assez grand nombre de militaires, hommes de troupe ou officiers, évacués pour blessures ou maladies, ou même absents de leur corps sans être malades ni blessés, prolongent cette situation au lieu de rejoindre les dépôts de leurs corps. En vue de mettre fin à cet état de choses, les commandants de subdivision se feront rendre compte, à intervalles très rapprochés, par les brigades de gendarmerie, de la situation des militaires de tout grade qui se trouvent sur leur territoire (situation établie sur le vu des pièces dont les militaires en question seront trouvés détenteurs). »(34)

La surveillance des soldats évacués du front ne doit pas être négligée. Dès le 12 septembre 1914, la circulaire n° 188 du ministre Millerand renforce les modalités de contrôle des titres de permission et de la validité des congés(35). Normalement, précise le ministre, le Règlement sur le service des places (article 43) veut que les militaires non-officiers en permission de plus de huit jours fassent viser leur titre « au bureau de la place ou à la gendarmerie ». Les soldats ruraux, permissionnaires ou convalescents, doivent se rendre dans les brigades pour régulariser leur position. À cette occasion les gendarmes contrôlent leur tenue, leur attitude : il ne faut pas décourager les civils par des récits trop explicites de la situation sur le front. Les rapports établis par les commandants de brigade ne permettent pas de détecter l’évolution de l’état d’esprit des soldats qui se tiennent, comme on peut l’imaginer, à une prudente réserve lors de leur visite obligatoire à la gendarmerie, pour « faire timbrer » leur permission. Le ministre renouvelle ses ordres le 22 septembre 1914(36).

Ces mesures contribuent à détériorer l’image des gendarmes auprès des combattants(37). L’autorité militaire demande régulièrement la vérification, par la gendarmerie locale, de la réalité des événements familiaux que certains soldats sont soupçonnés d’inventer pour bénéficier de permissions exceptionnelles. Cette charge alourdit considérablement le service. Le 9 janvier 1918, une circulaire rappelle que les enquêtes menées peuvent aboutir à des sanctions :

« Il a été signalé que des particuliers, dans le dessein de faire obtenir une permission exceptionnelle à des militaires, envoient à ces derniers, parfois à leur insu, un télégramme ou une lettre annonçant faussement l’un des événements qui peuvent motiver la délivrance d’une permission de cette nature. En vue de mettre fin à des abus préjudiciables à la discipline, et qui occasionnent à l’État des frais de transport non motivés, le Président du Conseil, ministre de la Guerre, décide ce qui suit : Si l’enquête d’usage menée par la gendarmerie ou par les commissaires de police établit que le faux motif invoqué est à la charge du militaire qui a bénéficié de la permission exceptionnelle, ce dernier sera frappé d’une sanction disciplinaire sévère et privé de sa prochaine permission de détente. »(38)

Les « certificats d’événements importants » sont toutefois couramment délivrés par les mairies, la gendarmerie n’ayant pas la possibilité de donner suite à toutes les requêtes. Les maires, rappelle une circulaire de la direction du contentieux et de la Justice militaire le 11 septembre 1914, « doivent exiger de tout homme qui se présente pour contracter mariage la production d’un titre constatant sa position sous le rapport du recrutement. […] Je n’ai pas besoin d’insister sur l’intérêt que présente cette mesure pour la recherche des insoumis, à la condition, toutefois, que les maires ne négligent pas de signaler d’urgence à la gendarmerie les futurs époux qui n’auraient pas produit leur livret militaire et ceux dont la situation ne paraîtrait pas absolument régulière »(39).

Par ailleurs, l’affichage des listes d’insoumis au perron des mairies est vérifié : « Les noms des insoumis sont affichés pendant toute la durée de la mobilisation ou des opérations, dans toutes les communes du canton de leur domicile. »(40) En dehors du front, où la prévôté est intégrée dans le dispositif coercitif, aux côtés des officiers, des gradés ainsi que par son implication dans le fonctionnement de la Justice militaire, la gendarmerie territoriale perpétue l’emprise du système de discipline sur les combattants.

Face aux prévôtaux, les soldats sont confrontés à une instance duale, agissant aussi bien dans la sphère du droit et des règlements militaires, que dans celle des représentations, très puissantes dans la société d’alors, qui poussent irrésistiblement les hommes en âge de porter les armes à assumer le statut de combattant. La gendarmerie participe visiblement à l’assignation des rôles que chacun doit tenir en temps de guerre, sous peine de dévirilisation symbolique (l’impossibilité de conclure un mariage), ou d’être exposé au mépris de tous (par l’exposition des listes d’insoumis). La pluralité des fonctions de la gendarmerie aux armées conduit le romancier Blaise Cendrars à la dissocier en trois entités distinctes : les gendarmes, la maréchaussée ou gendarmerie à cheval, et la prévôté. Les premiers, à pied, « tendaient un cordon de surveillance sur nos arrières immédiats »(41). Tout en étant « bien frusqués », nourris, pourvus en vin et en tabac, « ces vaillants de l’arrière n’en foutaient pas une datte ». La seconde semble plus redoutée : « Mais la maréchaussée, elle, qui était montée et qui galopait à travers champs était beaucoup plus dangereuse pour le poilu en maraude, qui devait alors être sur ses gardes. » Et de fait, Cendrars poursuit : « Malheur au poilu qui tombait entre les menottes de ces flambards, il était proprement emballé et on ne le revoyait plus, il était bon comme la romaine et passait au falot. »(42)

Les gendarmes à cheval touchent « une prime pour chaque prise », aussi n’hésitent-ils pas à faire en conseil de guerre des dépositions « pas toujours des plus véridiques ». Il n’existe pas de différence majeure, aux yeux du public, entre la gendarmerie prévôtale et la territoriale, qu’il nomme dans les mêmes termes. Les deux aspects de l’institution sont bien souvent assimilés dans la perception des combattants. Le gendarme est pour les soldats ruraux une figure habituelle de l’autorité. Cependant les conditions du combat finirent par émousser la peur du gendarme, attisant par ailleurs la haine contre les « profiteurs » de la guerre et les possédants, dont les gendarmes étaient accusés de protéger les intérêts.

(1) Service des Armées en campagne, Paris, Charles-Lavauzelle, 2 décembre 1913, chapitre IV, « Les services », article 15, « Service de la gendarmerie », alinéa 1er.

(2) Mémorial de la gendarmerie, 1894-1895, vol. 17, Paris-Limoges, Imprimerie militaire Charles-Lavauzelle, pp. 966-967.

(3) Général von Bernhardi, La guerre d’aujourd’hui, Paris, Marc Imhaus et René Chapelot, trad. par M. Etard et le lieutenant-colonel Jean Colin, 1913 (1911), p. 57.

(4) Entre autres exemples, le général von Bernhardi mentionne à l’appui de sa thèse la situation du général Bourbaki après l’attaque de la Lisaine.

(5) Service des armées…, article 191. Le train régimentaire est le convoi de voitures automobiles et hippomobiles qui permet au régiment, quand il est au combat, de se fournir en vivres et en munitions auprès de la grande unité dans laquelle il est incorporé. Lorsque le régiment fait mouvement par route, le train régimentaire contient les vivres, les munitions et les outils en quantités suffisantes pour lui permettre de subsister et de combattre.

(6) Instruction sur le service prévôtal de la gendarmerie aux armées, 18 avril 1890, article 114.

(7) Ibid., article 16.

(8) Instruction sur le service de la gendarmerie aux armées, 31 juillet 1911, articles 2 et 100.

(9) Pierre Miquel, La Grande Guerre, Paris, Fayard, 1999, p. 239.

(10) La guerre d’aujourd’hui…, p. 57.

(11) Service des armées…, article 191.

(12) Ibid., article 51.

(13) Service des armées…, article 189.

(14) Instruction…, du 31 juillet 1911, article 51.

(15) Ibid., article 86.

(16) Service des armées…, article 191.

(17) Conformément aux prescriptions du décret organique du 20 mai 1903, IIIe section, Journal Officiel, 19 juillet 1903, p. 4610. La gendarmerie territoriale est en 1914 l’équivalent de l’actuelle gendarmerie départementale. La gendarmerie mobile n’est créée qu’après la guerre.

(18) Ibid., article 29.

(19) Service des armées…, article 191. « À cet effet, il leur est donné connaissance du mot. »

(20) Instruction…, du 31 juillet 1911, article 51.

(21) Instruction…, du 31 juillet 1911, article 106.

(22) Instruction…, du 18 avril 1890, article 117.

(23) Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, Paris, Maspéro, 1978, p. 194.

(24) Alain, Mars ou la guerre jugée, Paris, Gallimard, 1960 (1921), p. 565.

(25) Henri Barbusse, Le Feu…, p. 125.

(26) Service des Armées…, article 191.

(27) Blaise Cendrars, La main coupée, Paris, Gallimard, 1975 (1946).

(28) G. Lélu (colonel), La gendarmerie et la guerre, Paris-Limoges-Nancy, Charles-Lavauzelle, 1934, p. 16.

(29) Roland Dorgelès, Les Croix de Bois, Paris, Albin Michel, 1919.

(30) SHD/DAT, 22 N 1194, dossier cité, 2 septembre 1914.

(31) Roland Dorgelès, Ceux de 14. Les Éparges, pp. 755-756.

(32) Roland Dorgelès, Les Croix de Bois…, p. 101.

(33) N. Offenstadt, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, 1914-1999, Paris, Seuil, 1999, p. 31.

(34) Mémorial de la gendarmerie, 1915, vol. 34, p. 55.

(35) Ibid., pp. 53-54.

(36) Ibid., pp. 54-55.

(37) Lucien Laby, Les carnets de l’aspirant Laby, Paris, Bayard, 2001, p. 298.

(38) Mémorial de la gendarmerie, 1918, vol. 37, p. 8.

(39) Mémorial de la gendarmerie, 1914, vol. 33, p. 323.

(40) Ibid., p. 331.

(41) Blaise Cendrars, La main coupée…, pp. 347-350.

(42) Falot : tribunal militaire (argot).