LE MODÈLE GENDARMIQUE À L’ÉPREUVE DE L’EFFORT DE GUERRE NAPOLÉONIEN
Aurélien Lignereux
Boursier de la Fondation Thiers, doctorant à l’Université du Maine (Laboratoire d’histoire anthropologique du Mans) et à l’Université
Paris IV (Centre d’histoire du XIXe siècle)
Le 11 juin 1801, à la foire de Saint-Antoine, aux confins du Cantal et de l’Aveyron, vingt-sept gendarmes venus de sept brigades sont pris à parti par plus de six cents personnes, certes pas sous la forme d’une bataille rangée mais par une série d’attaques dans les gorges et les ravins. La gendarmerie ne se dégage qu’à coups de sabre et de carabine, faisant plusieurs blessés graves(1). Sous des formes moins spectaculaires, de telles confrontations se répètent du début à la fin de la période napoléonienne, si bien que certains parlent d’un « second front » et qualifient de « petite guerre intérieure la lutte armée opposant la gendarmerie à la résistance »(2). L’insoumission, phénomène de fond, modifie en profondeur les formes d’action de la gendarmerie. À rebours d’une présentation traditionnelle de l’institution qui se borne à l’examen des bases législatives posées par le Consulat, sans prendre en compte les missions effectives, il importe de suivre les répercussions de l’état d’urgence sur l’organisation du corps. Au sein d’un système napoléonien lui-même en mouvement(3), la gendarmerie doit s’adapter à l’insuffisance de ses moyens, au prix d’innovations et de remises en question.
L’enjeu est double. D’une part, ce front intérieur soulève un problème essentiel pour le régime car de la bonne marche de la conscription dépendent non seulement l’efficacité de l’instrument militaire mais aussi la crédibilité de son administration. D’autre part, la lutte contre l’insoumission interroge les fondements même de la gendarmerie : elle contribue de façon décisive aux levées, mais sa propre mobilisation transforme ses structures et son esprit. L’étude porte ici sur ce dernier point. Il convient d’abord de prendre acte de la spécialisation de fait de la gendarmerie avant de prendre la mesure des résistances, et en particulier des rébellions ouvertes. L’ampleur de ce refus se ressent sur l’institution au point de menacer les fondements de son identité mais aussi son image : la tâche du gendarme en temps de guerre n’est-elle pas en effet de contraindre les autres à la faire ?
« Faire marcher la conscription »
Telle est la tâche que Napoléon confie expressément à la gendarmerie(4). Lorsqu’elle s’en écarte, elle est sévèrement rappelée à l’ordre(5). Cette mission prioritaire se surimpose aux autres. Pour cause : la loi Jourdan-Delbrel du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) est postérieure à la loi organique du 28 germinal an VI, qui énumère les fonctions ordinaires des gendarmes en trente points. L’arrêté du 12 thermidor an IX ne les réactualise pas. Cette contradiction entre un service à vocation universelle et un objectif quasi exclusif est notable. Elle déséquilibre les devoirs des gendarmes au profit du succès des levées. Le nombre d’arrestations d’insoumis annoncé par l’inspection générale atteste l’ampleur de la charge. Ils constituent la moitié des prises : 14 095 sur 27 483 arrestations au premier semestre de 1806, 33 186 sur 60 797 en 1807 ; en 1808, sur 59 719 arrestations, on distingue 16 812 réfractaires et 13 099 déserteurs.
Il est vrai que l’état de guerre affranchit aussi la gendarmerie de la réglementation des réquisitions. Pour que les gendarmes ne soient pas réduits à l’impuissance lors de leurs perquisitions faute du concours des maires, Moncey impose en effet l’idée d’une réquisition permanente en matière d’insoumission. Le 16 ventôse an XI (7 mars 1803), il affirme « que tout conscrit supplémentaire ou en retard et tout déserteur devront être arrêtés partout où ils seront rencontrés et que toute réquisition devient alors inutile »(6). Il renouvelle cette consigne dans son ordre général du 25 floréal an XI (15 mai 1803). Le Grand Juge Regnier lui prête son appui en précisant à ses procureurs que les gendarmes ne sont pas tenus d’être assistés par le juge de paix, le maire ou un adjoint, parce que les conscrits sont « dans une espèce de flagrant délit perpétuel »(7).
De fait, l’administration locale est loin de seconder les poursuites. La gendarmerie se plaint chroniquement de son apathie, voire de son antipathie. Moncey joue ainsi de ce contraste pour faire l’apologie de ses hommes et signaler l’incohérence de la machine conscriptionnelle qui fait retomber sur l’Arme le poids de la lutte contre l’insoumission sans pour autant la rendre maîtresse des opérations :
« Sans prépondérance, et même sans influence dans les opérations préliminaires de la conscription, son ministère ne commence que quand on lui fournit les listes officielles de conscrits. On lui donne à conduire des détachements beaucoup plus nombreux que ne le sont les brigades. […] Le défaut de dispositions administratives ne permet pas de caserner les conscrits dans un même lieu [la nuit]. Disséminés dans toutes les maisons d’une ville ouverte, mille ressources s’offrent pour s’évader […] Alors on signale à la gendarmerie une foule de déserteurs : et comment le fait-on ? Souvent les noms sont illisibles ou estropiés. N’importe : la Gendarmerie se met en mouvement. Elle demande des renseignements aux maires, aux adjoints, aux particuliers. Mais tous se taisent ou attestent même par écrit qu’il ne réside aucun déserteur dans leur commune. Veut-on alors provoquer des visites domiciliaires ? On oppose la constitution et l’inviolabilité du domicile ; cependant lorsque la Gendarmerie est assez heureuse pour pénétrer quelque part sans violer cette constitution, il lui arrive souvent de rencontrer même chez des maires et des adjoints, des conscrits qui n’y sont sûrement pas logés en vertu de la constitution. Alors on se retourne. Les maires prétendent avoir seuls l’initiative et la direction de la conscription […] Quelque fois pourtant, il intervient des condamnations à l’amende contre les réfractaires : mais dans ce cas les certificats d’indigence délivrés à qui les demandent viennent rendre les condamnations illusoires, et le Trésor public paye les frais du procès. Enfin, dans les lieux mêmes où l’on fait sérieusement justice, lorsqu’un déserteur est livré à la gendarmerie et conduit par elle à sa destination, il déserte de nouveau. Elle le recherche encore, elle passe pour impitoyable, et le ressentiment aveugle qui récrimine contr’elle, va jusqu’à l’accuser de favoriser elle-même la désertion… »(8)
Aussi, Moncey soumet-il une série de propositions telle que la fixation des responsabilités de toutes les classes de fonctionnaires chargées de concourir à la conscription ou telle qu’une meilleure coopération, ordonnant aux commissaires et à tous les agents de la police d’indiquer la retraite des conscrits qu’ils auraient découverts. Il entend d’une part soutenir financièrement les gendarmes par le versement régulier de l’indemnité de douze francs pour chaque arrestation(9), mais aussi pour les fourrages et les détachements, et renforcer d’autre part leur autorité (les procès-verbaux des gendarmes doivent faire foi en justice jusqu’à inscription en faux)(10). Cette liste reste lettre morte pour l’essentiel. Napoléon compte sur le zèle de la gendarmerie pour faire l’économie de mesures impopulaires ; les rares à être prises le sont sous un autre prétexte. Ce n’est pas en matière d’insoumission que la métaphore guerrière est employée pour désigner l’action des gendarmes. La propagande préfère insister sur la guerre qu’ils livrent contre le brigandage. Significativement, lors des débats pour étendre la juridiction des cours criminelles spéciales aux rébellions envers la force armée, le conseiller d’État Bigot de Préamaneu mentionne non pas les résistances éprouvées par les gendarmes de la part de conscrits et de leurs proches, mais celles des « brigands » exclusivement(11).
Les enseignements de 649 rébellions
À plus forte raison pourtant, la pression qui pèse sur les gendarmes se répercute sur les populations au point de les pousser à la rébellion. Ces conflits ouverts ne sont que le dernier recours pour échapper à la conscription. Avant même de prendre le risque d’être déclaré insoumis comme réfractaire (en refusant de se présenter) ou déserteur (en abandonnant son régiment en route), il existe toute une gamme d’esquives, véritables échappatoires légales comme le remplacement, les fraudes, la corruption, voire les mutilations volontaires. Même en cas de contact, ni les uns ni les autres ne cherchent la confrontation. Le 9 thermidor an VIII (28 juillet 1800), le lieutenant Comte se rend avec la brigade de Saint-Chamond à la fête du Collet sur la commune de Doizieux. Ils sont rejoints peu avant par la brigade de Rive-de-Gier. Précaution nécessaire : la jeunesse s’y est rendue nombreuse et armée, plaçant des sentinelles pour surveiller la progression des gendarmes. Le lieutenant joue de cette circonstance : il affirme à haute voix qu’un autre détachement doit arriver. La résolution des jeunes s’effrite ; Comte en profite pour envoyer vers eux un brigadier et quatre gendarmes, au pas, la carabine sur la cuisse. La plupart des attroupés se retirent alors sur une hauteur boisée et les autres dans un bois en contrebas, afin de s’indiquer mutuellement les manœuvres des gendarmes qu’ils insultent avec violence : « Assassineurs de braves gens, brigands, coquins, vous nous la paierez ! » Dans ces conditions, aucun contrôle n’est possible mais les gendarmes tiennent en respect le groupe deux heures durant et finissent par arrêter un homme armé. Il justifie le port du fusil par « la chasse aux loups ». L’officier préfère ne pas relever le sous-entendu – les loups désignant les gendarmes – et en reste au mode ironique en demandant en quoi il pouvait avoir peur des loups vu l’affluence à la fête, manière de rappeler la disproportion des forces(12).
La tension n’a pas dégénéré ici en rébellion à la différence de 649 affaires qu’une enquête systématique a permis de reconstituer(13). L’analyse statistique montre la nature spécifique de ces heurts. Le front n’est ni fixe ni uni. Le propre de l’insoumission, c’est justement de confronter les gendarmes à une cible invisible. Et le propre des rébellions, c’est précisément d’ôter aux gendarmes le choix du lieu, du moment et des moyens de la confrontation. Dans 80 % des cas, la rébellion a lieu un jour ordinaire, contrairement à d’autres types de rébellion qui éclatent souvent lors d’une fête ou d’une foire. Même le tirage au sort ne fournit guère d’occasion de rébellion. Si des troubles s’y produisent, c’est surtout en raison de l’ivresse des conscrits, à moins d’exprimer un défi à un pouvoir impérial chancelant dans des arrondissements hostiles : Hazebrouck, Châteaubriant, Caen, Nantes, Lectoure, Brignoles. Le scénario type témoigne plutôt du caractère fortuit et imprévisible des rébellions. Variante notable toutefois, l’embuscade représente le quart des affaires.
Cela contribue à la disproportion des forces. Encore faut-il reconnaître d’emblée l’approximation des chiffres avancés. Sans doute cette exagération trahit-elle la volonté des gendarmes de se mettre en valeur ou d’excuser leur échec. Mais peut-être traduit-elle d’abord leur peur, voire leur panique, face à des rassemblements qui leur paraissent hostiles, sans distinguer le simple curieux du combattant. Dans 83 % des cas, la rébellion a lieu en effet dans une commune autre que celle de leur résidence. Chaque individu est un ennemi potentiel, homme ou femme, jeune ou vieux. La moyenne s’approche de soixante rebelles mais l’effectif médian est de trente-cinq rebelles par attroupement. C’est-à-dire que, sous Napoléon, près de quarante mille personnes sont impliquées dans ces troubles collectifs et violents liés à la conscription. Les gendarmes ne sont que 2,7 par affaire. Le rapport de force est donc intenable : 1 700 gendarmes ont subi ces attaques à moins d’un contre vingt. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient défaits dans deux tiers des cas. Leur équipement contrebalance en partie le poids du nombre. Les femmes sont présentes dans 45 % des attroupements ; on oppose à la gendarmerie d’abord la force physique (33 %), avant de recourir aux pierres (20 %), aux bâtons ou aux outils (17 %) ou encore aux couteaux (5 %).
Il est vrai que dans un quart restant des cas, les rebelles possèdent des fusils dont ils usent une fois sur deux, mais les gendarmes font un usage modéré de leurs armes de guerre inadaptées à des adversaires civils. Dans 58 % des cas, les gendarmes n’opposent pas de résistance, ou alors seulement physique. Aussi ne déplore-t-on que trente-huit habitants tués et vingt-cinq morts chez les gendarmes alors que les rébellions individuelles occasionnent des pertes bien plus lourdes. Cette retenue se vérifie dans la comparaison avec les autres rébellions collectives. Les proportions s’inversent : alors que les 649 rébellions liées à l’insoumission représentent deux tiers des mille cinq rébellions des années 1800-1814, elles représentent moins du tiers du total des pertes.
La militarisation de la gendarmerie ?
Les populations attendent donc un rapport de force favorable pour se rebeller, profitant des moyens limités de la gendarmerie. La croissance des effectifs sous l’Empire répercute en fait la dilatation du territoire effectuée au détriment du personnel des compagnies de l’intérieur. La proportion qu’atteint l’incomplet est frappante : en 1806, elle s’élève au quart des 17 500 hommes ; en 1809, elle atteint le tiers des 18 000 hommes et approche l’année suivante la moitié sur 18 500(14). La gendarmerie d’Espagne en est la cause principale, mais ce déficit est aussi structurel vu l’insuffisance du recrutement pour remplacer morts et réformés, vu aussi les tâches annexes qui lui incombent. Dans ces conditions, la gendarmerie n’a d’autre ressource que d’aménager l’exercice de ses fonctions, s’engageant dans des voies contradictoires susceptibles de remettre en cause les fondements de l’institution. Des formules de substitution sont expérimentées pour combler les rangs. Dans le Nord, en 1808-1809, les gardes champêtres sont regroupés par canton et assument les prérogatives des gendarmes(15). Dans la Nièvre ou l’Allier, on embrigade des soldats des compagnies de réserve départementale, des sous-officiers du recrutement et même des gardes nationaux(16).
Cette confusion favorise les méthodes policières. Pour opérer des arrestations ciblées, la recherche des insoumis passe par le renseignement. Le recours à la délation et aux indicateurs est doublé par la pratique généralisée du déguisement avec l’approbation des autorités. Pour lutter à armes égales contre les insoumis, les gendarmes utilisent toutes les méthodes, même illégales, avec l’aval de Moncey, qui, après l’arrestation nocturne de rebelles en février 1803, à Mévoisins dans l’Eure-et-Loir, justifie ainsi l’opération :
« Il y a irrégularité dans cette expédition en ce qu’aux termes de l’acte constitutionnel, l’entrée dans les maisons ne doit avoir lieu que de jour. Mais il y avait rébellion antérieure de la part de ceux qu’on avait à arrêter. Ainsi l’irrégularité me paraît suffisamment justifiée par cela même, et par l’avantage d’éviter toute nouvelle résistance. »(17)
L’exigence d’efficacité éloigne donc de la loi le corps chargé de la faire respecter. Il est vrai que les gendarmes s’alignent surtout sur un modèle opérationnel de caractère militaire. La démonstration de force est privilégiée. La sédentarité est battue en brèche par la constitution de colonnes mobiles : à côté des grandes expéditions de 1810-1811, de nombreuses opérations ont lieu au niveau départemental pour opérer des battues d’envergure. L’emploi de garnisaires, c’est-à-dire de gendarmes logeant au sein des familles dont les fils sont réfractaires, s’oppose au regroupement par brigade. L’efficacité de ces procédés est notoire, tout comme leurs conséquences désastreuses sur l’esprit public. Ces opérations, qui rappellent les dragonnades, ne sont guère propices à l’émergence d’une image propre au gendarme et perpétuent les vieilles haines à l’encontre des gens de guerre. Il n’est donc pas superflu de terminer sur ce paradoxe, celui d’une militarisation de l’image d’un corps tenu éloigné des combats.
Gendarmes et gens de guerre dans l’imaginaire des populations
La fréquence des rébellions semble parler d’elle-même. Encore faut-il voir s’il s’agit d’une violence de réaction tournée contre une mission impopulaire ou si la figure du gendarme contribue au rejet. La première hypothèse est celle des chefs de la gendarmerie, qui soulignent avec fatalisme le caractère statutaire des rancunes. Radet parle ainsi d’une « animosité reconnue », contre une arme « chargée de mesures coercitives contre les conscrits et réquisitionnaires, mesures qui, toujours contraires aux plus chères affections des citoyens dans la personne de leurs enfants, nourrissent le désir de la résistance et l’animadversion contre ceux qui exécutent »(18). Moncey évoque « cette prévention défavorable et ces ressentiments haineux que rencontrent trop souvent les hommes qui, par état, ont une surveillance gênante à exercer ou des ordres de rigueur à exécuter »(19). D’où cette hostilité, et ce quelle que soit la manière dont ils remplissent leur mission, comme le montre cet incident à Portes, dans le Gard, le 28 août 1806. Le brigadier part avec deux gendarmes déguisés pour cerner la maison d’un réfractaire. Du haut d’un figuier, Jean-Baptiste Polge les aperçoit mais il est trop tard pour fuir. Sa mère hurle alors : « Noie-toi, noie-toi plutôt que de te laisser prendre par les gendarmes. » Le conscrit et sa mère se précipitent dans la Cèze où ils sont sauvés de la noyade par la brigade. La mère n’en continue pas moins de crier qu’elle préférerait que son fils se fût noyé que de le savoir à l’armée. Le préfet vante le dévouement et l’humanité des gendarmes dont l’action a été accueillie avec froideur par les habitants de Portes dont le mauvais esprit est notoire(20).
Même lorsque la conduite personnelle des gendarmes est en cause, la lutte contre l’insoumission est tenue pour la vraie responsable. Dans le Puy-de-Dôme, la brigade de Chabreloche aurait persécuté les villageois de Bourdieu, commune de Celles, en représailles de quelques bouteilles de vin refusées. Les gendarmes auraient inventé de toutes pièces deux rébellions pour cacher leurs fautes : ils auraient ainsi laissé s’enfuir un conscrit pour mieux regarder une femme réveillée nue lors d’une perquisition nocturne, la femme du percepteur aurait été rouée de coups pour s’être plainte de leur chien, une autre insultée pour avoir protesté contre les caresses qu’imposaient les gendarmes à sa belle-fille ; un muletier aurait été étouffé… Le préfet Ramond de Carbonnières se détache de ces torts particuliers pour une analyse plus générale :
« Employée sans cesse à un ministère de rigueur elle contracte l’habitude de la dureté. Dans ce département où la conscription est extrêmement difficile, où les déserteurs et les réfractaires sont nombreux et opiniâtres, la moralité des gendarmes a souvent été tentée ; leurs passions ont souvent été excitées en pénétrant successivement dans toutes les familles, toutes intéressées à les tromper, les corrompre ou les braver ; ils ont dû contracter des amitiés ou des haines, et il est impossible qu’il n’entre souvent dans l’exécution des ordres qui leur sont transmis des sentiments particuliers de vengeance ou d’intérêt. Mon prédécesseur, convaincu de cette altération de principes, a essayé de substituer la compagnie de réserve à la gendarmerie pour la recherche des conscrits ; l’expérience a démontré que ce genre de service corrompt tôt ou tard les corps auxquels on est forcé de le confier. »(21)
Les gendarmes sont-ils pour autant perçus comme des agents interchangeables ? Leur spécificité de militaires exerçant des missions policières à l’intérieur des frontières n’est-elle pas en cause ? Jean Vidalenc évoque la brutalité de ces « hommes affectés à ces besognes de police, pourchassant les insoumis avec un zèle aiguisé par les primes sur les indemnités de garnisaires, mais tempéré par la vénalité, voire par la crainte de faire disparaître un gibier qui justifiait leur présence loin des combats »(22). La nature des outrages rend anachronique d’un siècle cette insinuation. Les gendarmes ne sont jamais traités de planqués, ni même de lâches. La suspicion peut certes s’exercer à leur encontre, comme à Mèze dans l’Hérault, le 5 ventôse an X (24 février 1802). Le maire se porte avec des chasseurs à cheval au sein même de la caserne de gendarmerie sous le prétexte que le brigadier y cacherait son fils réquisitionnaire. Accusation dénuée de fondement, mais qui attise les tensions et qui n’est pas étrangère à la rébellion, le surlendemain, de cent cinquante personnes pour délivrer un réquisitionnaire arrêté par la brigade(23). Ce n’est cependant pas en tant que militaire à l’abri des combats que le brigadier est agressé mais en tant que père de famille que la communauté locale veut contraindre à consentir aux sacrifices que lui-même impose aux autres. L’accusation d’être embusqués n’est pas même formulée par les soldats au cours de rixes pourtant nombreuses. Qu’il s’agisse de faire cesser un tapage ou d’arrêter des soldats contrebandiers, ce sont les missions policières des gendarmes qui sont en cause et non pas leur absence loin des champs de bataille, sans doute parce que leur statut de vétéran est irréfutable : en 1810, dans la Sarthe, seuls quelques gendarmes ont intégré la compagnie sans être passés par l’armée. Or la plupart d’entre eux, entrés en 1792-1793, ont participé aux guerres de Vendée, authentique baptême du feu(24).
La lutte contre l’insoumission renforce plutôt l’image martiale de la gendarmerie aux yeux des populations, qui l’associe au devoir de guerre, et ce au détriment de ses attributions. Pour citer une autre invasion de caserne, le 23 floréal an XIII (13 mai 1805), dans la Haute-Loire, le maire de Saint-Just-près-Chomelix, accompagné de soixante habitants armés de fourches, se rend à Ally pour y interpeller les gendarmes. Il s’exclame qu’ils feraient mieux d’arrêter les voleurs, ce à quoi les gendarmes rétorquent que l’arrestation des conscrits et déserteurs est aussi de leur devoir, avant de fermer leurs portes pour échapper aux coups(25). L’accusation de tracasser les honnêtes gens au bénéfice des vrais délinquants n’est pas encore un lieu commun. Par-delà le conflit de normes entre la communauté locale et les représentants du pouvoir central au sujet du statut des insoumis, intégrés bien que hors-la-loi, c’est la nouvelle fonction assumée par les gendarmes qui est en cause.
Si, sur le drapeau du corps, le nom de Villodrigo est cousu en fil d’or, la période napoléonienne est bien davantage tissée d’affrontements obscurs, liés à la conscription. Battre sans relâche le pays, combattre la détresse des familles, telle est la tâche ingrate et délicate dont dépend le salut de l’Empire. Quel en est le bilan ? Deux plans sont à distinguer. D’abord l’efficacité pour le pouvoir central : les dizaines de milliers d’insoumis de l’hiver 1814 ne doivent pas faire oublier la maîtrise relative du phénomène. Mieux, l’insoumission massive des derniers temps du régime, alors que la gendarmerie n’est plus en mesure d’assurer sa mission, révèle a contrario sa réussite passée. Qu’en est-il ensuite de l’impact sur les relations avec les populations ? Les pamphlets de la légende noire dépeignent les gendarmes comme une soldatesque brutale(26) et la haine transpire des archives, mais, en définitive, la guerre des villages contre l’État napoléonien et ses gendarmes n’a pas eu lieu. Ces derniers ont été reconduits dans leur rôle par les régimes ultérieurs : la gendarmerie s’est imposée comme l’institution responsable par excellence du recrutement.
(1) Procès-verbal du 22 prairial an IX (11 juin 1801), SHD/DAT, B13 137. Les six insoumis arrêtés sont délivrés.
(2) Frédéric Rousseau, Service militaire au XIXe siècle : de la résistance à l’obéissance. Un siècle d’apprentissage de la patrie dans le département de l’Hérault, Montpellier, ESID-CNRS, 1998, 225 p.
(3) Cette notion, proposée par Thierry Lentz, souligne la dynamique de changement d’institutions confrontées à un contexte mouvant, Napoléon et la conquête de l’Europe (1804-1810), t. 1 de la Nouvelle histoire du Premier Empire, Paris, Fayard, 2002, 607 p.
(4) « Faites un ordre du jour à la gendarmerie ; apprenez-lui que je suis au milieu de mon armée ; que je me repose sur l’activité de la gendarmerie pour maintenir la tranquillité intérieurement et faire marcher la conscription. Rendez-moi compte tous les jours si les conscrits de la réserve rejoignent. […] Ne perdez pas une heure, un jour, et remuez la gendarmerie autant que possible », au maréchal Moncey, le 9 vendémiaire an XIV (1er octobre 1805), Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Impr. impériale, 1858-1869, XI, n° 9303.
(5) Apprenant la constitution d’un fort détachement de gendarmerie pour l’Ouest, Napoléon s’emporte : « Que deviendrait la conscription s’il n’y avait pas la gendarmerie pour faire la police ? J’ai peine à croire que le ministre Dejean et le maréchal Moncey aient fait une pareille balourdise », à Fouché, le 22 avril 1807, Ibid., XV, n° 12 444. De fait, ce départ n’a pas eu lieu (Cambacérès à Napoléon, le 10 mai 1807, Lettres inédites à Napoléon, 1802-1814. Présentation et notes par Jean Tulard, Paris, Klincksieck, 1973, n° 638).
(6) Circulaire du Premier inspecteur général de la gendarmerie, le 16 ventôse an XI
(7 mars 1803), CHAN, F7 8408.
(7) Cité par David Moyaux, « Les rébellions envers la force publique devant la Cour de Justice criminelle spéciale du Nord (1805-1811) », Les Épisodiques, n° 9, juin 1998, p. 29.
(8) Le Premier inspecteur général de la gendarmerie à l’Empereur, 26 thermidor an XIII (14 août 1805), CHAN, AFIV 1328.
(9) Décision de Bonaparte du 20 brumaire an XII (12 novembre 1803). La gratification est doublée à 25 francs par le décret du 12 janvier 1811.
(10) Le Premier inspecteur général de la gendarmerie à l’Empereur, prairial an XIII (mai-juin 1805), CHAN, AFIV 1328.
(11) Exposé des motifs du projet de loi présenté au Corps législatif, le 9 pluviôse an XIII (29 janvier 1805), Archives parlementaires, 2e série, Paris, P. Dupont, 1873, t. VIII, pp. 468-469.
(12) Procès-verbal du lieutenant de gendarmerie de Saint-Étienne, le 9 thermidor an VIII (28 juillet 1800), SHD-DAT, B13 126.
(13) Ces rébellions violentes et collectives (trois rebelles au moins) ont lieu de 1800 à mars 1814 dans les frontières de 1815. Sur ce corpus, « Force à la loi » ? Rébellions à la gendarmerie et respect de l’autorité de l’État dans la France du premier XIXe siècle, 1800-1859, sous la dir. de Nadine Vivier et de Jean-Noël Luc, doctorat en cours, Université du Maine et Paris IV-Sorbonne.
(14) Rapports du Premier inspecteur général à l’Empereur, le 27 janvier 1806 et au ministre de la Guerre, le 1er mai 1809, CHAN, AFIV 1156 et F7 8230. Tableau présentant succinctement la composition et la force […] de la gendarmerie, mars 1810, SHD-DAT, 1 M 1957 (4).
(15) Les rapports de l’inspection générale de la gendarmerie au ministre de la Police générale mentionnent explicitement ces gardes champêtres « remplissant les fonctions de gendarmes », CHAN, F7 8202, 8208, 8216, 8226 et 8232.
(16) Le colonel commandant la 13e légion au préfet de l’Allier, le 8 septembre 1809, CHAN, F7 8241.
(17) Le Premier inspecteur général de la gendarmerie au Premier Consul, le 28 pluviôse an XI (17 février 1803), CHAN, AFIV 1327.
(18) L’inspecteur général Radet au ministre de la Guerre, le 28 prairial an IX (17 juin 1801), SHD-DAT, B13 137.
(19) Le Premier inspecteur général de la gendarmerie au ministre de l’Intérieur, le 16 vendémiaire an XIV (8 octobre 1805), CHAN, F9 320.
(20) Le préfet du Gard au conseiller d’État chargé du 2e arrondissement de police, le 18 septembre 1806, CHAN, F7 8432.
(21) Le préfet du Puy-de-Dôme au conseiller d’État chargé du 2e arrondissement de police, le 3 septembre 1806, CHAN, F7 8476.
(22) Jean Vidalenc, « La désertion dans le Calvados sous le Premier Empire », RHMC, janvier-mars 1959, t. VI, p. 72.
(23) Le Premier inspecteur général de la gendarmerie au Premier consul, le 22 ventôse an X (13 mars 1803), CHAN, AFIV 1327.
(24) Contrôle des troupes : compagnie de la Sarthe, SHD-DAT, 42 Yc 1335.
(25) Le préfet de la Haute-Loire au conseiller d’État chargé du 2e arrondissement de police, le 27 floréal an XIII (17 mai 1805), CHAN, F7 8459.
(26) À l’exemple des pages fortes de Chateaubriand dans De Bonaparte, des Bourbons in Grands écrits politiques. Présentation et notes par Jean-Paul-Clément, Paris, Impr. nationale, 1993 (1re éd. 30 mars 1814), t. I, pp. 77-78.