La gendarmerie des années noires (1940-1944) : de la militaritÉ dissimulée À une militaritÉ diminuée ?
Bernard Mouraz
Attaché d’administration, adjoint au chef du bureau Études, traditions, symbolique du département de la Gendarmerie nationale
du Service historique de la Défense
En 1941, la direction du contentieux, de la justice militaire et de la gendarmerie est installée à Chamalières, dans le Puy-de-Dôme. Le samedi 30 août, à dix heures du matin, le directeur Pierre Chasserat et le colonel Fossier, sous-directeur de la gendarmerie, reçoivent la visite du général Alexander von Neubronn, inspecteur du contrôle allemand de l’armée de Terre. Ce n’est pas une simple entrevue de courtoisie. C’est une visite de contrôle effectuée conformément aux exigences formulées depuis l’été 1940 par la commission allemande d’armistice (CAA) de Wiesbaden. La gendarmerie, au même titre que l’armée d’armistice, est soumise à ces inspections destinées à vérifier le respect par le Gouvernement de Vichy de la convention d’armistice et des décisions prises par la CAA à l’égard de la France vaincue. Le général von Neubronn est accompagné de deux officiers allemands (un officier interprète et un officier d’ordonnance) et de deux officiers français (le chef de la mission de liaison auprès de l’inspection allemande et un interprète). Le général allemand, très courtois, commence par s’excuser de n’être pas venu plus tôt rendre visite au directeur de la gendarmerie et déclare par ailleurs ignorer que la gendarmerie se trouvait placée sous l’autorité d’un directeur civil. Les questions qu’il pose ensuite restent « d’ordre très général »(1). Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les réponses fournies par Pierre Chasserat et le colonel Fossier. Ceux-ci s’efforcent de convaincre leur interlocuteur que la gendarmerie n’est pas une institution militaire. Ils affirment ainsi que les gendarmes sont recrutés dans la population civile mais que « les sous-officiers de l’armée de Terre ayant atteint un certain âge peuvent demander d’entrer dans la gendarmerie » et que les militaires de l’Arme « ne sont pas des soldats […] ils ne reçoivent aucune formation technique militaire. Nous leur demandons seulement d’avoir une tenue et un esprit militaire ». Le général von Neubronn semble accepter les explications qui lui sont fournies et, à aucun moment, ne paraît étonné ou offusqué par les affirmations qui lui sont faites.
Quand on connaît les nombreux écrits produits par des militaires de la gendarmerie pendant l’entre-deux-guerres – et même depuis la création de l’Arme –, on ne peut qu’être surpris par ces propos cherchant à dissimuler grossièrement l’aspect militaire de l’Arme. Avant même la demande de l’armistice, la direction de la gendarmerie a en effet pris la décision de dissimuler sa militarité, selon un néologisme employé actuellement par l’institution, après un article publié en 2001 dans la Revue de la Gendarmerie nationale(2).
L’objet de cette communication est donc de présenter, et de commenter, cette attitude prise par la gendarmerie sous l’occupation allemande, en essayant de répondre à trois questions. Comment passer d’une militarité affichée à une militarité cachée ? Ce stratagème a-t-il convaincu les autorités d’occupation ? A-t-il permis, malgré tout, à la gendarmerie de conserver sa militarité ?
Comment passer d’une militarité affichée à une militarité cachée ?
Selon une définition traditionnelle, le militaire vit de la guerre, vit pour la guerre et prépare la guerre(3). Le militaire est donc avant tout un combattant. Or, après la Grande Guerre, la carte du combattant fut refusée aux gendarmes des prévôtés. Ce qui, en quelque sorte, revenait à nier, ou pour le moins à diminuer le caractère militaire de l’institution. En réaction, de nombreux écrits de militaires de l’Arme allaient, dans les années 1920 et 1930 – nous pensons notamment aux articles à caractères historiques du général Larrieu et du colonel Lélu publiés dans la Revue de la Gendarmerie – prendre la défense de la gendarmerie en insistant, à travers son histoire, sur le fait que les gendarmes avaient toujours tenu leur place au sein de l’armée française et sur le champ de bataille, y compris pendant la Première Guerre mondiale.
Toutefois, l’objectif des missions principales du gendarme départemental, même s’il dispose du statut militaire, n’est pas la guerre. D’ailleurs, au milieu du XIXe siècle, pour évoquer « l’esprit particulier » qui anime le gendarme dans ses fonctions, le général Ambert avait écrit : « Cet esprit particulier est avant tout l’esprit militaire, qu’il ne faut pas confondre avec l’esprit guerrier. »(4) Néanmoins, quelques décennies plus tard, malgré des projets visant à rattacher l’Arme au ministère de l’Intérieur ou à celui de la Justice, la gendarmerie voyait sa place au sein de l’armée confirmée, notamment par son rôle dans les opérations de mobilisation en cas de guerre. Pourtant, même si le décret du 20 mai 1903 rappelait que la gendarmerie pouvait, au cours d’un conflit, constituer des unités combattantes, l’image du gendarme n’était pas celle d’un combattant. En 1914, les pouvoirs publics, en refusant à l’institution de former des régiments, à l’instar de ce qui s’était passé en 1870-1871, semblaient accréditer cette image.
Mais, pendant l’entre-deux-guerres, la création de la Garde républicaine mobile (GRM) va permettre de lever cette « ambiguïté ». La formation des élèves-gendarmes dans les centres d’instruction de la GRM, surtout à partir des instructions ministérielles de 1935, renforce le caractère militaire de la gendarmerie. L’élève-gendarme doit acquérir, outre les connaissances relatives au service spécial de la gendarmerie départementale, celles que doivent posséder les militaires de la gendarmerie de tous grades dans des formations de combat. Par ailleurs, les unités de la GRM participent, en temps de paix, au service de préparation militaire, au service de garnison et à l’instruction des troupes, et, en temps de guerre, à l’encadrement des formations mobilisées. L’interpénétration des deux subdivisions d’armes (départementale et mobile) et l’interchangeabilité du personnel entre elles font de l’Arme tout entière une véritable institution militaire et combattante(5), ce qui se vérifie dès le déclenchement de la guerre en 1939. Les pouvoirs publics, contrairement à ce qui avait prévalu lors de la Première Guerre mondiale, admettent la présence de l’institution, en tant que telle, et en plus des détachements prévôtaux, sur le front. Des militaires de la gendarmerie, issus essentiellement de la GRM, participent à la constitution de véritables unités combattantes sous les couleurs de l’Arme (groupes de reconnaissance des divisions d’infanterie et des corps d’armée, unités de forteresse, pelotons de compagnies frontalières, sans oublier le 45e bataillon de chars de combat). Dès l’automne 1939, certaines de ces formations sont engagées dans quelques coups de main au-delà de la ligne Maginot. Toutes sont jetées sur le champ de bataille après l’offensive allemande du 10 mai 1940.
La déroute militaire du printemps 1940 conduit les pouvoirs publics à s’interroger sur l’opportunité d’un armistice. L’avenir de l’armée française semble alors menacé. Si, à la demande du vainqueur celle-ci vient à disparaître, qu’adviendra-t-il de la gendarmerie ? Le
20 juin 1940, pour tenter de sauver l’institution, Roger Léonard (directeur du contentieux, de la justice militaire et de la gendarmerie) obtient alors du Gouvernement réfugié à Bordeaux de détacher la gendarmerie de l’état-major de l’armée pour la subordonner à une direction civile du ministère de la Guerre : la direction générale de l’administration du contrôle et de la guerre, nouvellement créée le 27 mai 1940(6), dont le directeur est un fils de gendarme : le contrôleur général Lachenaud.
L’armistice signé et entré en vigueur trois jours plus tard apporte, momentanément, un soulagement. L’article 4 de la convention d’armistice prévoit que les troupes chargées du maintien de l’ordre intérieur seront maintenues. Cela rassure l’état-major de l’armée qui, depuis plusieurs semaines, semblait craindre davantage une révolution sociale que la défaite, et permet d’espérer le maintien de la gendarmerie. Mais sous quelles conditions ?
Il n’est pas question ici d’aborder les discussions qui se tiennent quelques jours plus tard à Wiesbaden entre la commission allemande d’armistice et la délégation française(7), ni d’évoquer la mission du capitaine Sérignan tant à Wiesbaden qu’à Paris auprès du commandement des forces d’occupation(8). Nous rappellerons seulement qu’entre juillet et septembre 1940, on apprend très rapidement à Vichy, où le Gouvernement français s’est réfugié, les intentions allemandes en ce qui concerne la gendarmerie. Elles sont de quatre ordres : la gendarmerie sera détachée du ministère de la Guerre ; la gendarmerie pourra revenir en zone occupée ; la gendarmerie ne sera pas comptabilisée dans les effectifs de l’armée d’armistice ; la Garde républicaine mobile sera détachée de la gendarmerie et intégrée à l’armée d’armistice (interdite en zone occupée, ses effectifs pourront, sous certaines conditions, être absorbés par la gendarmerie départementale).
Se doutant des préventions des Allemands à l’égard de la GRM, plusieurs commandants de légion de gendarmerie départementale du Sud de la France ont, à la demande de la direction, et avant même la signature de l’armistice, pris des précautions en intégrant dans leurs compagnies les gardes qui se sont repliés à la suite de l’armée. On les a très rapidement pourvus, sur leur uniforme, des signes distinctifs de la « blanche ». Ainsi, le 21 juin 1940, le colonel Holfeld, commandant la 17e légion de gendarmerie départementale à Toulouse, demande à ses commandants de compagnie d’affecter « immédiatement » cent trente-cinq sous-officiers de la GRM dans leurs brigades et de les revêtir « sans délai et par tous les moyens des attributs de la gendarmerie départementale »(9).
Durant tout l’été, l’état-major de l’armée et la direction échafaudent plusieurs projets de réorganisation de la gendarmerie en tenant compte de la première exigence des Allemands : la séparation du ministère de la Guerre. La crainte essentielle est que l’Arme soit rattachée au ministère de l’Intérieur. On peut ainsi lire dans une étude d’août 1940 :
« Tout en étant désintégrée de l’armée [sic], il est indispensable (souligné dans le texte) que la gendarmerie conserve son caractère militaire. La valeur et la force que lui reconnaissent unanimement toutes les autorités civiles et militaires au contact desquelles elle opère, la gendarmerie les tire essentiellement de sa discipline, de sa valeur morale, de son indépendance et de sa stricte neutralité en matière politique, tous les éléments dus uniquement à l’application des règlements militaires »(10).
Cette même étude envisage que la gendarmerie soit rattachée à la présidence du Conseil. Mais à Vichy, certains semblent envisager la possibilité d’un « fusionnement en un corps unique de police de tout ce qui concourt en permanence au maintien de l’ordre ». C’est une remarque qu’on peut lire en commentaire d’une note du 31 août 1940, émanant de la direction des services de l’armistice et signée du général Weygand, demandant que soit évité « à tout prix le rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur [qui lui ferait] perdre […] ses principales qualités »(11).
Quoi qu’il en soit, le capitaine Sérignan, chef de la section gendarmerie des territoires occupés, qui négocie pour la direction, reçoit pour consignes d’éviter « à tout prix » que la gendarmerie soit rattachée au ministère de l’Intérieur et de permettre au personnel de conserver son statut, tout en minimisant l’aspect militaire de l’institution.
Ce stratagème a-t-il convaincu les autorités d’occupation ?
Jusqu’au printemps 1942, il y a deux gendarmeries. Une en zone occupée, l’autre en zone libre. La volonté des Allemands de détacher l’Arme du ministère de la Guerre est identique pour la gendarmerie des deux zones.
En zone occupée, le ton est donné dès le 23 septembre 1940 par une lettre du général Streccius, chef des services administratifs des forces d’occupation(12) : « L’organisation de la gendarmerie en vigueur jusqu’alors, écrit-il, est dissoute. » Il envisage que les gendarmes exercent leurs missions uniquement dans les campagnes et en « service individuel ». Ce qui reviendrait, comme en Allemagne, à répartir les militaires des brigades existantes par groupe de deux, au maximum, dans les villages. Il interdit le logement en caserne de plus de 10 gendarmes. La GRM, directement visée par cette dernière mesure, sera d’ailleurs interdite en zone occupée. Toutefois, les gardes pourront être intégrés en gendarmerie départementale, à l’exception des anciens combattants de la campagne de 1940. Les effectifs autorisés ne pourront excéder vingt mille hommes.
Pour marquer la rupture du lien avec le ministère de la Guerre, le général Otto von Stülpnagel, qui a succédé au général Streccius, accepte, dans une lettre du 21 avril 1941(13), la proposition du Gouvernement de Vichy de rattacher la gendarmerie des territoires occupés à sa représentation parisienne, la délégation générale du Gouvernement dans les territoires occupés (DGTO). Mais il considère que ce n’est qu’une solution transitoire.
En effet, le rattachement de la gendarmerie à la DGTO n’est qu’un subterfuge permettant de dissimuler plus ou moins les attaches de la gendarmerie de la zone occupée avec la direction en zone libre. D’ailleurs, en avril 1941, les autorités d’occupation rappellent que le rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur « ne ferait que mieux consacrer le principe essentiel de la rupture de tous liens entre la gendarmerie et le ministère de la Guerre »(14). La question du rattachement de la gendarmerie sera en fait réglée quand, en juin 1942, l’institution tout entière sera subordonnée au chef du Gouvernement.
En zone libre, la GRM est détachée de la gendarmerie le 17 novembre 1940 et l’Arme doit se plier aux contrôles imposés par la commission de Wiesbaden à l’ensemble des forces armées de Vichy. À plusieurs reprises, la direction de la gendarmerie demande que l’institution « simple force de police » ne soit pas assujettie aux contrôles. Mais cette demande n’est pas suivie d’effet. Pour limiter la portée du contrôle, le directeur de la gendarmerie prescrit à plusieurs reprises dans des instructions confidentielles à l’attention des commandants des légions qu’« il convient de subir le contrôle et non de le faciliter » et qu’il faut « éviter dans la mesure du possible de fournir des renseignements trop précis risquant d’engager l’avenir »(15). Pour ce faire, des mémentos contenant des réponses types à fournir aux questions posées par les inspecteurs allemands sont adressés aux légions.
Alors, les autorités allemandes ont-elles été convaincues que les gendarmes de la zone occupée n’ont plus aucun lien avec le ministère de la Guerre à Vichy, que ceux de la zone libre, rattachés à une direction civile du ministère, limitent leurs activités à des missions de police administrative et judiciaire ? C’est peu probable. En zone Nord, Sérignan n’a obtenu que de gagner du temps. Pour la zone Sud, la délégation française à Wiesbaden fait remarquer, à propos de la gendarmerie, que « les formations se rattachant de près ou de loin à l’armée sont […] l’objet de toute l’attention de la commission allemande d’armistice »(16). Tout au long de la période, les autorités d’occupation maintiennent le personnel en sous-effectif et en sous-armement. Le statut militaire des gendarmes est accepté du bout des lèvres. Dans plusieurs notes, adressées aux autorités françaises, l’administration allemande désigne les militaires de la gendarmerie en employant l’expression « fonctionnaires de la gendarmerie »(17). La gendarmerie, même militarisée (mais diminuée), n’est, à leurs yeux, qu’une force de police parmi d’autres. À partir de 1941, les autorités d’occupation admettent cependant la reprise du recrutement par la réouverture de l’école d’application des officiers à Pau et son transfert à Courbevoie à l’automne 1943, et par la création de plusieurs écoles préparatoires de gendarmerie (EPG), tant en zone libre qu’en zone occupée (à Cholet, Mamers, Romans, Pamiers, La Fontaine-du-Berger et Brive). Mais la confiance que les Allemands accordent à l’institution reste très limitée. En septembre 1943, lors d’une inspection allemande à l’EPG de Mamers, un des officiers déclare au commandant de l’école : « La Garde républicaine mobile [qui formait avant 1939 le personnel de la gendarmerie] et l’école de gendarmerie, c’est pareil ! »(18) Le lieutenant-colonel Abbadie, commandant de l’école, termine son compte rendu en écrivant : « Nous sommes considérés par les troupes d’occupation comme une formation militaire, donc hostile. » D’ailleurs, à l’automne 1943, le commandant de l’école de Mamers est arrêté par les autorités d’occupation, ainsi que deux de ses officiers, pour « s’être assigné avec son école des missions de combat »(19).
En fait, les Allemands obtiennent satisfaction avec le retour de Laval à Vichy et la nomination du général Oberg à la tête des polices allemandes. La loi du 2 juin 1942 détache la gendarmerie du ministère de la Guerre en la subordonnant au chef du Gouvernement. Avant même l’invasion de la zone libre, l’institution tout entière est « extériorisée » de l’armée. Et, en juin 1944, après avoir été subordonnée au secrétariat général du Maintien de l’ordre dirigé par Darnand, la gendarmerie passe, de fait, sous l’autorité du secrétaire d’État à l’Intérieur.
Ce stratagème a-t-il permis à la gendarmerie de conserver sa militarité ?
Jusqu’au retour de Laval, le personnel de la gendarmerie se considère à juste titre comme appartenant à une véritable institution militaire. Tous ont été formés militairement. Certains ont même participé à la campagne de 1940. En 1941, contrairement aux instructions allemandes, Sérignan parvient discrètement à intégrer dans la gendarmerie départementale de nombreux GRM anciens combattants. De plus, sur les consignes de l’état-major de l’armée d’armistice (EMA), de nombreuses brigades de la zone occupée démobilisent discrètement les militaires français isolés ou évadés des camps allemands. En zone libre, jusqu’en 1942, des gendarmes participent, aux côtés de militaires de l’armée d’armistice, à des opérations de renseignement (au sein de l’organisation des Travaux ruraux mise en place par le capitaine Paillole) et au camouflage d’armes et de matériel. Cette dernière activité clandestine, créée par quelques officiers de l’EMA à l’insu du Gouvernement de Vichy et d’une partie des autorités militaires, a pour but de créer des dépôts clandestins devant échapper à la vigilance des commissions allemandes de contrôle. Une grande partie d’entre eux seront d’ailleurs découverts ou livrés aux forces d’occupation après l’invasion de la zone libre.
L’extériorisation de la gendarmerie du ministère de la Guerre, les diktats de l’occupant et la volonté proclamée des autorités de Vichy de collaborer avec le Reich vont durement porter atteinte à la militarité de l’Arme.
Dès l’autorisation donnée par les autorités d’occupation de reprendre le recrutement, la direction de la gendarmerie indique clairement sa volonté de maintenir « l’esprit militaire » de l’Arme. Tant à l’école d’application de Pau que dans les écoles préparatoires, les notes de service des commandants des établissements adressées aux instructeurs précisent que « l’éducation militaire et morale doit être au premier plan des préoccupations »(20). Cet aspect de la formation théorique n’est pas véritablement un problème pour l’école d’application. Jusqu’à la Libération, la totalité des officiers-élèves possède une solide culture militaire (tous sont passés par les grandes écoles : Saint-Cyr, Saint-Maixent, Saumur, etc.)(21). Par contre, dans les EPG, la situation est différente, surtout à partir de 1943. Alors que la direction pense pouvoir bénéficier de la démobilisation de l’armée d’armistice pour recruter, l’instauration du STO va attirer dans la gendarmerie beaucoup de jeunes gens dont l’unique motivation consiste à échapper au départ pour l’Allemagne. En juillet 1943, en présentant le 4e cours de l’EPG de Mamers, le commandant de l’école constate que « la moitié environ des élèves en provenance de l’armée d’armistice est arrivée à l’école sans aucune vocation particulière et sans s’être fait à l’idée d’entrer en gendarmerie »(22). Et quatre mois plus tard, pour le cours suivant, il note que « 21 élèves n’ont fait aucun service militaire ». Les difficultés qui en découlent, lorsque ces nouveaux gendarmes sont affectés en brigade, apparaissent dans plusieurs rapports sur l’état d’esprit du personnel.
Par ailleurs, les moyens sont insuffisants tant pour les formations de terrain que pour les écoles. L’armement réduit par la volonté de l’occupant à une arme de poing et neuf cartouches, et parfois quelques mousquetons, empêche les brigades de remplir convenablement leurs missions. Pour quelques opérations les compagnies peuvent disposer momentanément d’armes automatiques, mais elles doivent en faire la demande aux autorités allemandes qui les détiennent. Par manque de munitions, l’instruction ne permet plus de pratiquer des exercices de tir. Pour les écoles, la formation militaire se réduit bien souvent à des causeries morales sur la condition militaire et à l’éducation sportive destinée à maintenir la cohésion des élèves. Le manque de véhicules et la quasi-absence des moyens de transmission achèvent d’affaiblir considérablement les capacités militaires de l’institution.
La direction ne dispose plus que du statut militaire pour faire valoir sa militarité. Elle l’utilise en premier lieu pour maintenir la cohésion de son personnel et, à partir de 1943, pour le rappeler à l’ordre. Après l’invasion de la zone libre et la mise à disposition des travailleurs français à l’économie de guerre allemande, un grand nombre de gendarmes commencent à se poser des questions sur le bien-fondé des ordres qu’ils reçoivent. Même si, à ce moment, la majorité d’entre eux fait le choix d’une prudente passivité plutôt que de s’engager dans la « dissidence », le danger existe et la direction en est consciente. En juin 1943, Pierre Chasserat en appelle à l’obéissance au chef du Gouvernement : « Confiant dans les hautes valeurs morales et militaires qui ont fait à la gendarmerie sa réputation, je compte que chacun remplira toujours son devoir. »(23) Son successeur, le général Martin, fait de même en janvier 1944 en s’adressant aux militaires de l’Arme : « Vous avez juré d’obéir à vos chefs et à eux seuls. »(24) Mais à cette époque, il doit faire face à une double difficulté : il commence à perdre de son emprise sur une grande partie du personnel de la gendarmerie, en même temps que son autorité est battue en brèche par celle de Darnand, secrétaire général au Maintien de l’ordre, bientôt nommé secrétaire d’État à l’Intérieur. À la veille de la Libération, la gendarmerie semble n’être plus qu’une police militarisée.
La participation de nombreux gendarmes aux combats de la Libération montre néanmoins qu’une grande partie du personnel n’a pas totalement perdu ses qualités militaires. D’ailleurs, ceux des militaires de l’Arme qui sont passés dans le maquis ont bien souvent, comme dans le Vercors, occupés des postes où leurs compétences militaires se sont avérées très utiles. Mais, il faut rappeler que la culture militaire de l’Arme a aussi été un frein à l’entrée dans la Résistance. Par ailleurs, après la Libération, la nouvelle direction doit remettre au pas ceux des gendarmes qui, étant entrés dans la clandestinité, estiment pouvoir s’affranchir, de droit, de la chaîne hiérarchique traditionnelle. Enfin, la gendarmerie doit prendre en compte bon nombre de ces militaires recrutés sans avoir reçu de véritable formation militaire. On pourrait certainement voir les conséquences de ces recrutements par l’étude des détachements de gendarmerie envoyés non seulement dans l’ancien Reich occupé, mais aussi en Indochine.
(1) Direction du contentieux, de la justice militaire et de la gendarmerie : compte rendu n° 21 320-C/10 du 30 août 1941. Centre historique des Archives nationales (CHAN), AJ41 1772.
(2) Marc Watin-Augouard (colonel), « La “militarité” de la gendarmerie », dans Revue de la Gendarmerie nationale, n° 201, décembre 2001, pp. 5-28.
(3) Voir la distinction faite par Alain Pinel pour différencier le monde militaire du monde paramilitaire dans Une police de Vichy. Les groupes mobiles de réserve (1941-1944), Paris, L’Harmattan, 2004, p. 68.
(4) Joachim Ambert (général), Le Gendarme, Chartres, Imprimerie de Garnier, 1852, n. p., réédité en supplément du n° 24 de la Revue de la gendarmerie, 1931, II, XII-11 pages, p. 9.
(5) Voir l’article du général Larrieu, « L’évolution du régime mixte de la gendarmerie », Revue de la gendarmerie, 1935, n° 48, pp. 779-795.
(6) SHD/DAT, 5 N 578, dossier n° 1.
(7) Voir La délégation française auprès de la commission allemande d’armistice. Recueil de documents publié par le Gouvernement français, tome 1 : 29 juin 1940-29 septembre 1940, Paris, Alfred Costes, Imprimerie nationale, 1947, XIII-496 pages (on se reportera à l’index).
(8) Voir Claude Cazals, La gendarmerie sous l’Occupation, Paris, Les éditions La Musse, 1994, pp. 39-44.
(9) Note n° 721/2 du 21 juin 1940, SHD/DAT, 17e légion (Toulouse).
(10) SHD/DAT, 2 P 17.
(11) Surveillance du territoire. Police, gendarmerie, garde, CHAN, AJ41 1769, dossier n° 031-A.
(12) CHAN, F60 1512.
(13) Ibid.
(14) Ibid., Propos tenus par le docteur Werner Best, chef de la section administrative du commandement des forces militaires d’occupation, à Jean-Pierre Ingrand, délégué du ministère français de l’Intérieur auprès de la DGTO.
(15) Claude Cazals, op. cit., p. 98. Voir aussi, Note secrète de la direction de la gendarmerie n° 371.ST/Gend du 13 juillet 1942, CHAN AJ41 619.
(16) La délégation française…, op. cit., tome V, p. 371, note secrète du 23 décembre 1941.
(17) Lettre du général von Stülpnagel en date du 21 avril 1941, CHAN, F60 1512.
(18) École de Mamers, compte rendu confidentiel non numéroté en date du 18 septembre 1943, SHD/DGN.
(19) Lettre, en date du 11 novembre 1943, du maréchal von Rundstedt, commandant en chef Ouest, au maréchal Pétain, CHAN, F7 14890.
(20) École de Mamers, note de service n° 6/2 du 18 mai 1942, SHD/DGN.
(21) École d’application de la gendarmerie à Courbevoie, rapport n° 119/2 du 22 décembre 1943, SHD/DGN.
(22) École de Mamers, rapport n° 574/2 du 12 juillet 1943, SHD/DGN.
(23) Lettre n°12658.T/Gend du 7 juin 1943, SHD/DGN, 1 A 473.
(24) Bulletin d’étude et d’information de la gendarmerie, n° 1, janvier 1944, « Je jure d’obéir à mes chefs », éditorial du général Martin, p. 4.