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LES GENDARMES ONT-ILS FAIT LA GUERRE DE QUATORZE ? LA Gendarmerie nationale ET LA CARTE DU COMBATTANT : HISTOIRE D’UN MALENTENDU

Aspirant Louis N. Panel
Doctorant à l’Université Paris IV (Centre d’histoire du XIXe siècle)

La gendarmerie a-t-elle combattu pendant la Grande Guerre ? La question est au centre de tous les témoignages sur l’activité de l’Arme en 1914-1918. Elle empoisonne bien souvent l’historiographie de la période, dont des pans entiers tournent au réquisitoire, ou à la justification. De fait, en 1927, la non-attribution de la carte du combattant aux gendarmes ayant servi dans les prévôtés suscite, à l’intérieur de l’Arme, un émoi considérable, mais elle ouvre également un débat au sein des armées. Exclue de la liste des corps combattants, la gendarmerie apparaît bien, aux yeux de ses détracteurs, comme un service de l’arrière, à telle enseigne que, pour le poilu, « le front commence au premier gendarme ». L’Arme, au contraire, faisant état de ses missions et de ses pertes, revendique le statut combattant, et même l’inscription de la campagne à son drapeau.

Certes, il y eut, dès 1914, des gendarmes servant dans des régiments de combat, mais seulement en vertu d’un détachement, et donc sous d’autres uniformes que ceux de l’Arme. Les prévôtaux, en revanche, pour la plupart convaincus de leur bon droit au regard du temps passé aux armées, ne se virent reconnaître ni la qualité de combattant, ni les avantages qui en découlaient. Nombre d’entre eux ont entrepris de riposter à ce qui leur semblait être une injustice, mais leur combat a souvent été très maladroit et n’a pas abouti. Paradoxalement, les épisodes de la guerre de mouvement où la gendarmerie, tout en restant pleinement dans son rôle, eut à affronter les troupes allemandes n’ont quasiment jamais été mis en avant. Dès lors, qu’en est-il, par-delà les légendes et les diatribes, de la position de la gendarmerie dans le débat sur son statut combattant ?

Des gendarmes détachés dans des unités combattantes

Si le décret organique du 20 mai 1903 prévoit explicitement, en temps de guerre, la constitution d’unités combattantes au sein de la gendarmerie, il n’est finalement pas fait recours à cette disposition en 1914. Accusant dès le temps de paix un réel sous-effectif, l’Arme, aux yeux des pouvoirs publics, ne peut courir le risque d’être davantage dégarnie à l’heure où sa présence est nécessaire, tant à l’intérieur, pour mobiliser et lutter contre les réfractaires, qu’à la suite des armées, pour y maintenir l’ordre.

Pourtant, à compter du 26 septembre 1914, et jusqu’en 1918, des détachements de gendarmes sont autorisés, à titre individuel, pour fournir des cadres de complément aux unités combattantes. C’est ainsi qu’un total de quarante-six officiers et 804 hommes obtiennent d’être détaché dans l’ensemble des formations combattantes. Si la mesure ne satisfait pas totalement les gendarmes, qui préféraient combattre sous leur propre uniforme, et en nombre plus important, elle permet néanmoins de sauver l’honneur d’un corps de militaires de carrière, autrement exclu de la participation aux opérations. C’est pourquoi, après-guerre, de nombreuses légendes se développent autour du cas de ces 850 détachés. Trois principales idées fausses ont ainsi été diffusées, qu’il convient de rectifier.

En premier lieu, tous ne sont pas des volontaires. Nombre d’entre eux font en fait l’objet de la loi Mourier. Cette mesure, votée le 10 août 1917, veut contraindre les hommes jeunes n’ayant encore jamais été envoyés au feu, à servir dans des unités combattantes. Elle s’applique en particulier aux gendarmes départementaux qui n’étaient pas encore titulaires à la mobilisation(1). C’est ainsi que, dans la
19e légion (Algérie), sur trente-quatre gendarmes détachés, si vingt le sont volontairement, quatorze autres le sont du fait de la loi Mourier(2). Le constat est le même, en métropole, dans la 3e légion (Normandie) : dès 1914, trente-cinq gendarmes rejoignent, sur leur demande, des régiments de combat, puis trente-six autres y sont versés d’office, en 1917, par application de la loi(3). En projetant ces chiffres, on peut estimer à environ 60 % la proportion de volontaires réels parmi les gendarmes départementaux servant dans des unités combattantes.

D’autres sont des gendarmes reversés pour raison disciplinaire. De fait, leur radiation de la gendarmerie en temps de guerre, par mesure de sanction, implique évidemment le reversement dans leur arme d’origine, éventuellement comme sous-officier ou gradé. C’est ainsi que le lieutenant Save, mort pour la France en juin 1918, a en fait été reversé dans l’infanterie par suite de sa condamnation en conseil de guerre pour abandon de poste(4). Or on peut estimer à plusieurs dizaines les militaires de la gendarmerie affectés à des unités combattantes dans ce type de conditions.

Enfin, il faut inclure des officiers généraux, certes peu nombreux, mais d’une grande importance en termes d’image. En effet, avant mai 1918, les gendarmes nommés au grade de général sont nécessairement reversés dans la ligne, où ils exercent éventuellement le commandement d’une grande unité. Avec la guerre et la profusion de postes à pourvoir, cette possibilité se généralise. Ainsi, durant les hostilités, pas moins de cinq généraux issus de la gendarmerie, sur moins d’une dizaine en activité, accèdent au commandement d’une place forte ou d’une unité d’infanterie. En outre, sur cette dizaine, trois meurent par fait de guerre entre 1914 et 1919.

Ainsi apparaît-il que tous les détachés ne sont pas des gardes républicains. En réalité, des gendarmes, volontaires ou non, sont prélevés sur toutes les légions où existe une certaine disponibilité. Certes, la Garde républicaine est la première pourvoyeuse de gendarmes combattants : elle en détache 550 dans divers régiments, ce qui représente les deux tiers des gendarmes combattants. En outre, un autre demi-millier de gardes est progressivement envoyé dans les prévôtés, ce qui fait de la garde de Paris la légion la plus représentée aux armées. Cependant, le tiers restant, soit près de trois cents gendarmes combattants, est réparti sur toutes les légions intérieures (c’est-à-dire à l’exception de celles qui sont traversées par le front). C’est ainsi que chaque unité départementale peut se targuer d’être représentée au feu, dans des proportions variables, allant de treize hommes pour la 18e légion (Aquitaine) à 71 pour la 3e (Normandie).

En outre, tous ne sont pas versés dans l’infanterie, mais dans toutes sortes d’unités. En effet, c’est généralement dans leur arme d’origine que les gendarmes sont reversés, or ceux de 1914-1918 proviennent indistinctement de la cavalerie, de l’artillerie, du génie… et les détachés retrouvent ces différents uniformes. Certes, l’infanterie, prépondérante dans l’armée française, occupe la première place (75 % des gardes républicains détachés y sont versés(5)), mais on trouve également des gendarmes dans les corps dits « d’élite » tels que chasseurs à pied (10 % des gardes), chasseurs à cheval ou légion étrangère…

À partir de 1915, les gendarmes sont orientés plutôt vers les armes nouvelles, comme l’aviation, puis les chars, pour lesquelles il faut créer de toutes pièces un encadrement. La Garde républicaine fournit ainsi dix-sept aviateurs. La présence de gendarmes parmi les combattants du ciel est d’ailleurs l’occasion, en s’agrégeant au corps le plus prisé du moment, de s’attirer un regain de prestige. Si l’adjudant Dhumerhelle ou le sergent Linguéglia disparaissent en vol, le sous-lieutenant Merlhe, en revanche, connaît une réelle accélération de carrière, de même qu’une petite célébrité(6).

Enfin, une proportion notable de ces cadres de complément est affectée dans les troupes d’Afrique et les troupes coloniales, où existe une profonde pénurie, et spécialement dans les bataillons d’Afrique, composés essentiellement de « mauvais soldats », où d’anciens gendarmes, habitués à encadrer les prévenus, sont utiles. Surtout, un nombre important de gendarmes détachés est affecté dans les dépôts, pour remplir des fonctions d’instructeur. La présence, à un tel poste, de soldats de métier est en effet indispensable.

En revanche, l’entrain suscité par la perspective du détachement est clairement attesté. S’il n’y a en effet que très peu d’élus (moins de 3,5 % de la gendarmerie), il est vrai en revanche que le nombre initial des volontaires est très supérieur. Dans certains cas, il ne faut pas moins que toute la rigueur du règlement pour retenir les hommes. Ainsi, au mois d’août 1914, trois gardes républicains désertent leur caserne parisienne et s’acheminent clandestinement vers les armées, avec l’idée de contracter un engagement dans la légion étrangère. Repris, ils sont reconduits dans la capitale… entre deux gendarmes(7) !

La promotion systématique des gendarmes détachés au grade supérieur est une autre réalité. Cet avancement est en fait logique, puisque les gendarmes, militaires de carrière, sont presque tous issus du corps des sous-officiers de ligne. En outre, le commandement fait appel à ces hommes expérimentés pour pallier la pénurie des cadres et former ou encadrer le flot des mobilisés. Par ailleurs, de nombreux détachés, sous-officiers ou même simples gendarmes, font l’objet de promotions au rang d’officier à titre temporaire (un tiers des gardes(8)). Au retour à la paix, certains reprendront leur rang subalterne.

Non moins réelle est l’ampleur des pertes rencontrées par cette frange combattante de la gendarmerie. Le chiffre officiel de 258 morts représente en effet 30 % des détachés. Pourtant, cette proportion, évidemment tragique, n’est pas exceptionnelle pour des unités de première ligne. Mais les détachés concentrent 25 % des morts de la gendarmerie en 1914-1918, pour seulement 3,5 % de son effectif, et c’est surtout cette concentration qui a frappé la conscience collective du corps.

Garde républicaine

Gendarmerie départementale

TOTAL

Détachés dans des unités combattantes

≈ 5602

≈ 290

8503

Morts dans des unités combattantes

2094

(37,3 %)

≈ 60

(20,7 %)

≈2705

(31,7 %)

Détachés dans les prévôtés

≈ 5656

≈ 18 4007

≈ 19 000

Morts dans les prévôtés

98

(1,6 %)

≈ 7009

(3,8 %)

≈ 710

(3,7 %)

1 Y compris la 19e légion de gendarmerie départementale, dite « gendarmerie d’Afrique ».

2 Historique de la Légion de la Garde…

3 Ministère de la Guerre, Historique de la Gendarmerie, Guerre de 1914-1918, Paris, Charles-Lavauzelle, 1920, p. 89.

4 Raymond Duplan (adjudant-chef), op. cit.

5 Ministère de la Guerre, op. cit.

6 Historique de la Légion de la Garde…

7 Ministère de la Guerre, op. cit., p. 6.

8 Raymond Duplan (adjudant-chef), op. cit.

9 Ministère de la Guerre, op. cit., p. 66.

On comprend dès lors pourquoi, tout au long du XXe siècle, cette frange a été inlassablement montée en épingle. Si sa proportion en fait presque un cas anecdotique dans l’histoire de la gendarmerie, sa présence au côté des troupes de ligne oppose un démenti aux accusations « d’embusqués », et l’ampleur de ses pertes permet également d’affirmer l’identité militaire et même la vocation combattante des gendarmes. Ainsi, pendant plus de soixante-dix ans, les détachés représentent presque la totalité des gendarmes honorés pour leur participation à la Grande Guerre, alors que le service prévôtal est passé sous silence. Voilà bien l’indice qu’au sortir de la guerre, et pour une période très longue, la légende noire des prévôtés est solidement ancrée(9). Plutôt que de se justifier, la gendarmerie adopte d’abord la stratégie du silence, puis celle des contre-feux, telle que la Garde républicaine, opportunément décorée en 1929(10). Pourtant, à la même époque, la question prévôtale ne tarde pas à resurgir, de manière inattendue, à la faveur de « l’affaire de la carte ».

Les gendarmes prévôtaux et l’affaire de la carte

Le mois de juin 1927 voit en effet l’apparition de la carte du combattant. Cette dernière, délivrée par l’État à toute personne justifiant de trois mois de présence dans une unité combattante ou d’une blessure de guerre ouvre des droits importants. Outre le titre honorifique d’ancien combattant, elle donne accès à des emplois réservés et à divers avantages. À partir de 1930, elle conditionne également l’octroi d’une « retraite du combattant », d’un montant de 500 francs dès l’âge de cinquante ans, puis de 1 200 francs à partir de cinquante-cinq ans(11).

Toute la question est donc de savoir ce qu’est une unité combattante et le premier travail de l’office nouvellement créé est de classer les différents corps de troupes. Or, les prévôtés ne sont pas reconnues. Seuls sont susceptibles de recevoir la carte les 850 gendarmes détachés et les 2 300 prévôtaux titulaires d’une blessure reçue aux armées et dûment reconnue. Ainsi, seuls 15 % des gendarmes ayant servi dans la zone des combats peuvent envisager d’être agrégés à la masse des anciens combattants français.

Pour la gendarmerie, le premier effet de cette décision est évidemment de déchaîner la presse corporative. Au début des années 1930, à mesure qu’ils prennent leur retraite, les anciens prévôts accumulent ainsi les mémoires et les pamphlets pour témoigner de la réalité de leur guerre et souligner l’injustice qui, de leur point de vue, est faite à leur Arme. Pour l’historien, cet événement a donc le mérite de susciter les témoignages, les années 1930 apportant sur la question une véritable manne documentaire. Cette dernière, constituée de plaidoyers pro armis est évidemment orientée, voire outrancièrement partisane. Toutefois, faite d’initiatives personnelles, elle est centrée sur le récit vécu et n’est donc pas sans intérêt.

Le premier de ces avocats s’appelle Georges Lélu et s’affirme bientôt comme l’un des plus tenaces et des plus habiles défenseurs des prévôtaux. Capitaine à la déclaration de guerre, il commande pendant toute la durée des hostilités une prévôté de division. Deux fois cité, promu chef d’escadron aux armées, il ne rentre à l’intérieur qu’en mai 1919, avec neuf brisques sur la manche. Poursuivant sa carrière en gendarmerie départementale, il est admis à la retraite, avec le grade de colonel, en 1931(12). L’homme entame alors une deuxième carrière. Fondateur en 1932 de la Société nationale des anciens officiers de gendarmerie (SNAOG), il est également le principal promoteur d’un monument à la gloire de la gendarmerie, pour lequel une souscription est lancée. Enfin, il supervise la rédaction d’un Grand livre d’or historique de la Gendarmerie nationale, qui paraît en 1939.

Libéré de son devoir de réserve, il est un des premiers à ouvrir le feu. Objectant que « tous les mobilisés aux armées porteurs d’armes et de munitions – et les gendarmes étaient de ceux-là – constituaient la catégorie des combattants, suivant les définitions même des règlements », il ne cesse de dénoncer l’incohérence qui, selon lui, fait exclure la gendarmerie de la liste des ayants droit. Dans une brève esquisse historique, il avance que c’est d’abord la naïveté et la bonne foi des gendarmes, de même que leur esprit de discipline, qui les ont perdus :

« On arriva à imaginer, en 1927, la carte du combattant, constituant une nouvelle distinction. Les gendarmes estimèrent, pour la plupart, qu’ils n’avaient pas à solliciter ce titre qui, de par la nature même de leur profession de militaires de carrière, devait leur être acquis tout naturellement […] Malheureusement, l’article 4 du décret d’application du 1er juillet 1930(13), manquant de précision, permet les interprétations les plus diverses et, à de rares exceptions près, les gendarmes ont vu leurs requêtes recevoir des solutions défavorables. C’est infiniment regrettable pour la réputation d’une arme de soldat de carrière »(14).

Quatre ans seulement après la création de la carte, Lélu ne doute pas de pouvoir enrayer les choses et obtenir réparation. De fait, son appel est bientôt relayé par d’autres anciens prévôts. La même année paraît, préfacé par un officier général, le témoignage très étayé du commandant Bon. Ce dernier, lui aussi prévôt de division pendant toute la guerre, revient sur la question des pertes prévôtales, dont il démontre, sous l’éclairage du vécu, qu’elles furent en fait très concentrées : « Est-il nécessaire de redire que, sur quatre mille gendarmes employés aux prévôtés de divisions ou aux formations de l’avant, huit cents ont été tués et plus de mille blessés ? […] Parmi les quelque vingt prévôtaux qui constituaient ma modeste unité de l’avant, sept sont restés là-bas, dans la zone où ils ne combattaient pas, mais où les obus les fauchèrent tout de même »(15).

Au côté de la SNAOG et des associations de retraités, unies pour l’occasion, un nouvel organe, apparu à la fin des années 1930, intitulé Gendarmerie française, monte lui aussi au créneau :

« Les quelques milliers de prévôtaux survivants de la Grande Guerre demeurent profondément humiliés de l’injustice qui leur a été faite, de l’ostracisme impardonnable dont des décisions occultes les ont frappés. Voir des représentants d’une arme d’élite classés au rang des embusqués et obligés de se cacher les jours de cérémonie patriotiques, pour ne pas laisser apparaître leur honte, constitue une véritable tare pour un régime ayant permis une telle chose »(16).

À cette date s’opère un véritable retour d’offensive. En effet, tous les gendarmes ayant servi dans les prévôtés, même les plus jeunes, ont désormais atteint l’âge de la retraite et peuvent faire masse pour réclamer une augmentation de leur pension. Leur espérance est d’autant plus fondée que les anciens combattants sont moins nombreux ; budgétairement, il devient donc possible d’élargir les conditions d’attribution de la carte. Par ailleurs, depuis 1935, la gendarmerie opère une certaine remilitarisation : l’Arme se dote d’emblèmes et les fait décorer ; avec le groupe blindé de Satory, créé en 1933, elle possède une unité clairement destinée au combat ; à Versailles s’élève son monument, sur lequel figurent les batailles inscrites aux drapeaux, mais aussi la mention Grande Guerre 1914-1918, sans qu’aucune organisation ne proteste…

C’est donc avec un certain espoir que les délégués des principales associations de retraités de la gendarmerie se réunissent pour traiter de cette question et obtiennent d’être reçus par l’office national des combattants. La principale entrevue intervient aux Invalides, le 1er mars 1939, dans le bureau de Possoz, directeur de l’ONAC. En face de lui, les colonels Bolotte, Lélu, Pellier et le commandant Gibert, tous anciens prévôts(17), reviennent à la charge et obtiennent de réelles avancées. Un projet de texte est proposé, pour modifier l’instruction de juillet 1930 et attribuer la carte du combattant « aux unités ayant stationné pendant six mois au moins dans la zone dite dangereuse, en arrière de la zone de combat et d’une profondeur à peu près double de celle-ci »(18). Cette définition, sans faire un cas express de la gendarmerie, inclut de fait les prévôtés. Sa prochaine application s’annonce donc comme la réparation tant attendue. Or, six mois plus tard, une nouvelle mobilisation générale suspend les tractations, rendant de plus en plus improbable le règlement définitif de cette question : « On espérait qu’il en sortirait quelque chose », écrit un anonyme sous le pseudonyme du Vieux prévôt, « mais en vérité le silence continue, c’est le silence de l’éternité : il est de plus en plus probable que pour résoudre cette question de l’attribution de la carte du combattant aux gendarmes ayant rempli leurs missions de guerre dans les unités au contact de l’ennemi, on attend leur mort avec impatience »(19).

La campagne de 1940, puis l’occupation, éclipsent évidemment l’affaire de la carte. Après la Libération, si les préoccupations du corps sont surtout de faire reconnaître la participation des gendarmes aux différents combats de 1939-1945, et de valoriser leurs actions dans la Résistance, la vieille question de la carte connaît néanmoins un nouveau rebond. Certes, Lélu est mort en 1949, mais c’est un autre illustre prévôt de la Grande Guerre, le colonel Vohl, chef d’état-major de l’inspection générale de la gendarmerie aux armées de 1915 à 1919 et éphémère grand-prévôt durant la campagne de 1940, qui lui succède à la tête de son association, rebaptisée Société nationale des Anciens et des Amis de la Gendarmerie (SNAAG). Blessé à deux reprises et deux fois cité en 1914-1918, titulaire de la croix du combattant, c’est avec une certaine légitimité qu’il poursuit la lutte, au nom des anciens de quatorze(20).

Une certaine urgence est ressentie, car la disparition des vétérans occupe de plus en plus de place dans les journaux de l’Arme. En outre, un décret du 23 décembre a sensiblement étendu la définition du combattant : le moment semble donc venu de revenir à la charge. C’est pourquoi L’écho du 18 mars 1951 annonce avec satisfaction qu’une proposition de loi a été présentée « tendant à la création d’une carte de prévôtale destinée aux militaires des prévôtés de l’avant, au titre de combattant ». Dans le détail pourtant, l’éditorialiste se fait plus critique : « Avec le texte de synthèse renvoyé à la commission de la Défense nationale, nous aurons des “combattants à titre prévôtal” qui auront la qualité de combattant, mais seulement la carte de combattant prévôtal avec toutefois les avantages attachés à la carte du combattant ordinaire. C’est du nègre-blanc, mais il n’est pas certain qu’on puisse faire mieux. »

Le texte de loi propose comme conditions pour obtenir la carte des durées de présence au sein de formations prévôtales de six mois à deux ans dans une prévôté de division ou une brigade frontière (selon le nombre de citations), de deux ans et demi dans une prévôté de corps d’armée, généralement plus éloignée de la ligne de feu, enfin de trois ans dans une prévôté d’armée. De nombreuses personnes, sur les trois mille vétérans, étant susceptibles d’être concernées par cette définition, il est précisé que l’attribution de cette carte ne donnerait droit à aucun rappel se rapportant aux périodes antérieures à sa délivrance. Il s’agit bien, sur le tard, d’une reconnaissance avant tout morale.

Pour cette raison peut-être, et parce que le souvenir de la Grande Guerre, par effet de génération, s’estompe peu à peu, ce énième projet n’aboutit pas. De nouveau en 1959, Jean Cousteix, très actif rédacteur en chef de l’Essor, réclame réparation pour ses grands anciens, mais les prévôtaux de 1914-1918 sont alors résiduels, et les pressions restent sans effet. De fait, à l’aube des années 1960, deux nouvelles guerres, en Indochine et Algérie, ont ajourné le débat. À travers ces deux engagements, et surtout celui d’Extrême-Orient, l’image de la gendarmerie a considérablement évolué. En effet, avec la création de légions de Garde républicaine de marche, unités pleinement « gendarmiques » et pleinement combattantes, la qualité de combattant des gendarmes cesse d’être mise en cause. De même en Afrique du Nord, où la gendarmerie mobile est très présente, les troupes sur place recommencent, au moins jusqu’en 1960, de nouer des contacts avec les pandores, en dehors du seul cadre des prévôtés.

Des combats portés disparus

Le plus curieux dans ce débat, où la hauteur de vue n’est pas toujours au rendez-vous, c’est que les épisodes où des unités de gendarmerie départementale ont eu à affronter les troupes allemandes sur leur circonscription, souvent au prix de pertes conséquentes et parfois avec succès, n’aient jamais été mentionnés par les défenseurs de l’Arme(21). Ainsi les arrondissements frontaliers, dont plusieurs commandants ont été cités pour leur attitude face à l’invasion, de même que les brigades ayant affronté, seules, les avant-gardes allemandes et dont deux ont reçu la croix de guerre, n’ont jamais été mobilisés dans l’affaire de la carte(22).

Ces combats semblent en fait avoir été tout bonnement rayés de la mémoire de la gendarmerie, alors même que cette dernière était pleinement dans son rôle et sous son propre uniforme. La preuve en est que, lorsque dans les années 1970, Martial Bezanger, ancien inspecteur général de la gendarmerie, qui commandait le 45e BCC en 1940, se documente pour écrire ses mémoires, c’est avec stupéfaction qu’il apprend que son père, chef en 1914 de la brigade de Montcornet, avait lui-même fait partie d’un détachement combattant de gendarmerie motorisée : « Tenons-nous bien : nous croyons, en 1940, avoir, pour la première fois, doté des militaires de l’Arme d’engins blindés en formations combattantes. Il n’en est rien : le 22 septembre 1914 sont organisées deux sections d’automitrailleuses, par le lieutenant-colonel Villette(23), qui les affecte, l’une au détachement d’Arras, l’autre à celui de Douai. »(24)

C’est en fait six détachements qui ont été constitués, à l’automne 1914, exclusivement avec des gendarmes repliés des légions envahies. Tous les six ont pris part à des combats. Celui d’Arras a même fait l’objet d’une distinction collective(25). Or, ce n’est que plus d’un demi-siècle plus tard, après avoir essuyé un premier refus à l’occasion du cinquantenaire des événements(26), que le groupement du Pas-de-Calais, héritier légitime de la gendarmerie d’Arras, commence d’arborer sur son fanion une croix de guerre méritée en droit depuis 1915. À cette occasion, on découvre qu’aucun des membres de l’unique formation de gendarmerie portant les couleurs de la Grande Guerre, et par lesquels ils auraient logiquement fallu initier tout processus de communication, n’avait reçu la carte…

Le réexamen, loin des passions de l’époque, des éléments du procès laisse par conséquent l’impression d’une succession de maladresses autant que d’injustices persistantes. Pour la gendarmerie de l’entre-deux-guerres, la réclamation de la carte du combattant se confond avec la défense de son statut militaire, mais aussi avec la recherche de droits individuels, au prix de contorsions sémantiques. L’argumentation adverse passe à ses yeux, non sans raison, pour manifester la rancœur envers une institution responsable, aux armées, des missions parmi les plus impopulaires. Mais les tentatives de réponse, isolées ou corporatives, en tombant dans le piège d’un cadre établi par et pour les troupes de ligne, sont souvent très malhabiles et passent à côté de l’essentiel : la spécificité de fonctionnement de la gendarmerie et de son engagement pendant la Grande Guerre. Étagé de l’armistice aux années 1950, leur échec est celui d’un positionnement. De manière symptomatique, le débat s’éteint, par défaut de combattants – si l’on peut dire –, à l’heure où l’Arme entreprend un nouvel engagement, bien plus net, en Indochine. Passée cette date, ce qui subsiste de trente-cinq ans de dialogue et d’affrontement entre une institution et son ministère de tutelle, mais aussi avec les forces terrestres dont elle s’émancipe progressivement, s’assimile, bien plus qu’à un conflit d’autorités ou une blessure d’orgueil, à un profond malentendu.

(1) Loi du 10 août 1917 fixant les affectations aux unités combattantes des mobilisés officiers, sous-officiers et soldats appartenant à l’armée active et à la réserve de l’armée active, article 2, alinéa 6. Mémorial, 1917, p. 374. Par la suite, les prévôtés, considérées à l’égal du service automobile comme « non saisies par la loi », ne sont classées par le Grand Quartier général ni parmi les unités combattantes, ni parmi les unités non combattantes ! Cf. lieutenant-colonel Rémy Porte, La direction des services automobiles des armées et la motorisation des armées françaises (1914-1919) vues au travers de l’action du commandant Doumenc, doctorat, histoire, Paris IV, sous la dir. de Jacques Fremeaux, 2004, p. 132.

(2) René Baulard (chef d’escadron), La Gendarmerie d’Afrique (1830-1930), Paris, Éditions de la Revue de la Gendarmerie, 1930, p. 230.

(3) Historique de la IIIe Légion de Gendarmerie. 1914-1918, Rouen, Gelé et Pietrini, 1922, p. 82.

(4) Jules Save (1873-1918), SHD-DAT, 5 Ye 120269.

(5) Raymond Duplan (adjudant-chef), « Les morts de la Garde républicaine (1914-1918) », Carnet de la Sabretache, n° 158, 2004, pp. 185-188.

(6) François Rivet (chef d’escadron), « Un destin exceptionnel : le chef d’escadron Gaston Merlhe (1884-1951) », Le Trèfle, n° 102, mars 2005, pp. 52-58.

(7) Bourmeaux (capitaine), « Un point d’histoire : la Garde pendant la guerre, le départ des volontaires », Revue de la Gendarmerie, n° 5, 1928, pp. 451-458.

(8) Historique de la Légion de la Garde républicaine, 1906-1965. SHD/DGN 6.doc.51-3.

(9) Louis N. Panel, « Cognes, hommes noirs et grenades blanches : les enjeux de la représentation du gendarme de la Grande Guerre », Sociétés & représentations, n° 16, 2003, Figures de gendarmes, pp. 167-179.

(10) Schilte (chef d’escadron), « La croix du drapeau », Revue de la Gendarmerie, n° 16, 1930, p. 587.

(11) Antoine Prost, Les anciens combattants (1914-1940), Paris, Gallimard, 1977, p. 66.

(12) Georges Lélu (1872-1949), SHD/DAT, 6 Ye 42 239.

(13) Cet article concerne les possibilités d’agrégation aux anciens combattants des militaires n’ayant pas fait partie d’un corps de troupes.

(14) Georges Lélu (colonel), « La gendarmerie et la guerre », Revue de la Gendarmerie, n° 42, 1934, p. 790.

(15) Bon (chef d’escadron), L’Arme d’élite. Étude et réflexion sur la gendarmerie, Paris, Charles-Lavauzelle, 1933, pp. 80 et 258.

(16) « La carte du combattant », Gendarmerie française, n° 11, 1937, p. 2.

(17) Pierre Bolotte, SHD/DAT, 11 Yf 5778. Auguste Gibert, SHD/DAT, 11 Yf 5737.

(18) Gendarmerie française, n° 14, 1939, p. 1.

(19) Ibid., n° 12, 1937, p. 2.

(20) Pierre Vohl (1880-1956), SHD-DAT, 8 Ye 21750.

(21) Louis N. Panel, « Les combats oubliés des gendarmes en 1914 », Le Progrès de la gendarmerie, n° 973, mai 2005, pp. 20-21.

(22) Louis N. Panel, « La gendarmerie départementale face à l’invasion : les brigades combattantes (août-octobre 1914) », 14-18, n° 30, février 2006.

(23) Nommé le 13 septembre 1914, « commandant de la gendarmerie de la région du Nord », unité constituée des territoires non envahis des 1re et 2e légions. Ministère de la Guerre, op. cit., p. 41.

(24) Martial Bezanger (général), Mémoires, SHD/DAT, 1 K 584.

(25) Ministère de la Guerre, op. cit., pp. 47-58.

(26) La lettre 4862 MA/GEND. T du 3 février 1964 du directeur de la gendarmerie et de la justice militaire y opposant une fin de non-recevoir.