Dossier : aux origines du GIGN
La préhistoire du GIGN ou le rôle décisif mais méconnu du Général Héraud
Jean-Pierre Baux
Colonel (h)
Ancien commandant de l’escadron 3/2
de Maisons-Alfort
Je n’ai rencontré le général Héraud que deux fois, la première fin 1972 ou tout début 1973, la seconde au printemps 1973. Faute d’archives personnelles, j’en suis réduit à m’appuyer sur ma mémoire que je sais faillible.
Ma première rencontre m’a profondément marqué et j’en garde un souvenir très vif. Le général de division Héraud était en 1972-1973 commandant régional de la gendarmerie à Paris. À une époque où il n’y avait que peu de généraux de gendarmerie, le poste qu’il occupait était un des plus importants de l’arme. Le jeune capitaine que j’étais, ne pouvait pas ne pas être impressionné par une convocation à l’Hôtel National des Invalides, siège du commandement régional, d’autant qu’il en ignorait la raison.
Présentation de matériels par le maréchal des logis-chef Lepouze,
futur membre du GIGN
Après avoir fait antichambre, car j’avais pris mes précautions pour ne pas être en retard, je suis introduit dans son bureau. Je suis immédiatement frappé par son air sévère et son bureau quasiment vide. Un seul document est placé devant lui. Je crois reconnaître un de mes rapports. Me le montrant du doigt, il me demande ex abrupto si je crois ce que j’ai écrit. Un peu désarçonné mais comprenant que ma convocation résulte d’un rapport relatif à l’emploi des « équipes commando » de la gendarmerie mobile d’Île-de-France que j’avais l’honneur d’entraîner, je lui réponds d’une voix que je veux ferme que tel est bien le cas. De quoi s’agit-il ? De l’aboutissement d’un processus entamé trois ans plus tôt.
Officier issu des corps de troupe, je rejoins en septembre 1970 Maisons-Alfort où je prends le commandement de l’escadron 3/2, à l’issue de mon stage de formation à Melun (1969-1970). Un mois à peine après avoir pris mes fonctions, je reçois une note du chef de corps, le colonel Provost(1) commandant la gendarmerie mobile d’Île-de-France, qui m’apprend que je suis nommé responsable de l’entraînement des « Équipes commando du corps ». Je découvre alors que chaque escadron de gendarmerie mobile doit, du moins en théorie, mettre sur pied et entraîner une équipe de 8 militaires, en vue de la mise en œuvre éventuelle de la « Défense en surface » qui précéda la Défense opérationnelle du territoire (DOT). C’était au demeurant bien théorique et peu réaliste… Cette désignation était finalement assez logique. Jeune capitaine de 29 ans, j’étais breveté « instructeur commando » depuis 1964 après avoir suivi un des premiers stages du Centre national d’entraînement commando (CNEC) à Montlouis-Collioure.
Sans expérience ni consignes précises, je chausse les bottes de mes prédécesseurs pour le cycle de formation 1970-1971 en organisant une fois par mois une séance d’entraînement, à Cormeilles-en-Parisis où se trouve une piste du risque. Compte tenu des délais de transport, on se contente, après l’échauffement de rigueur, d’un entraînement au combat rapproché et du franchissement de quelques obstacles…
Ayant toujours eu la mauvaise habitude de chercher à comprendre le pourquoi des choses et habitué très tôt à juger les actions sous l’angle du rapport coût-efficacité, je ne tarde pas à me poser la question de l’utilité d’un tel entraînement. J’observe vite d’ailleurs que l’assiduité est très relative et qu’en fait, il n’existe pas de réelles « équipes commando » au sein des escadrons. Toutefois, les militaires qui assistent aux séances sont sportifs et font preuve d’un excellent esprit. Les jeunes officiers et gradés ne me cachent pas leurs doutes sur l’intérêt de la chose.
La gendarmerie est alors régulièrement confrontée à des forcenés sans bien savoir comment gérer ces affaires souvent dramatiques(2) et l’on commence à parler, en France comme à l’étranger, d’actes de terrorisme, de prise d’otages et de tentatives de détournement d’avions. Le maintien de l’ordre, notamment à Paris(3), s’est aussi durci depuis la fin des événements de mai 68. Il me vient à l’esprit que l’emploi des techniques dites « commando » acquises au CNEC en 1963 avec des anciens du 11e choc permettrait peut-être d’aider les unités sur le terrain à résoudre ces dramatiques incidents en versant le moins de sang possible. Je demande donc au chef de corps plusieurs choses qui semblent ahurissantes aux administratifs et garde-mites à savoir :
- l’attribution de créneaux sur un champ de tir adapté au fusil à lunette et le déblocage de lunettes de tir et de munitions ;
- l’autorisation d’accès à un site permettant l’entraînement à l’usage des explosifs et une dotation de pains de TNT et de détonateurs ;
- l’acquisition de cordages et grappins divers.
Entraînement de franchissement d’obstacle.
La gendarmerie s’honorerait en se rappelant que le colonel, puis général, Provost a eu le grand mérite de saisir l’intérêt des expériences en cours et de les encourager. C’était bien nécessaire car ces initiatives qui bousculaient le train-train ordinaire et qui, circonstance aggravante, émanaient d’un jeune officier qui arrivait tout juste en gendarmerie, ne furent pas accueillies sans réserves. Par contre, les jeunes officiers, gradés et gendarmes que j’avais l’honneur de commander manifestaient, pour la plupart, de l’intérêt pour ces actions novatrices.
En fin d’année d’instruction 1970-1971, je rédige le rapport réglementaire sur le déroulement des activités et je suggère de monter deux ou trois exercices expérimentaux (avec un « plastron » pour plus de réalisme) : capture d’un forcené retranché, libération d’otages, capture de meneurs au maintien de l’ordre, si je me souviens bien. Ces suggestions sont approuvées par le chef de corps et l’année d’instruction 1971-1972 se déroule sur ces bases. Le général Provost nous honore d’une visite d’inspection : il est séduit par le dynamisme et le réalisme de l’instruction ainsi que par l’enthousiasme des jeunes militaires.
Dans mon rapport de fin d’année d’instruction, j’insiste d’une part sur la grande qualité de nos personnels, j’exprime d’autre part la conviction qu’il est possible et donc souhaitable d’utiliser les techniques « commando » pour des actions au bénéfice de la gendarmerie, notamment départementale. Je suggère, en outre, d’abandonner le principe des demi-journées d’instruction coûteuses en déplacement par un stage de trois jours et trois nuits dans la base aérienne désaffectée de Mondésir, à proximité d’Étampes(4).
J’apprends à mon retour de permission que ces suggestions sont agréées et que l’on peut disposer de la base de Mondésir. Si je me souviens parfaitement de ce stage, j’en ai oublié la date exacte, probablement vers décembre 1972 ou janvier 1973. Le succès de cette expérience qui bénéficie d’un encadrement exceptionnel - 7 ou 8 jeunes lieutenants, une trentaine de gradés motivés pour 150 gendarmes - dépasse mes espérances. Grâce à un emploi du temps très exigeant - entraînement au tir, sports de combat, explosifs et exercices tactiques - le stage se déroule dans une ambiance et un esprit extraordinaires dont je garde, aujourd’hui encore, un souvenir ému.
Plus important encore, c’est à Mondésir que je découvre un homme exceptionnel, le lieutenant Prouteau. Je le revois, le dernier soir, à la fin du repas que nous prenions tous en commun, sauter sur une table, la guitare à la main et faire chanter pendant près d’une heure tous les hommes qui venaient de vivre un entraînement éprouvant. Il se dégageait de cet homme un dynamisme et un charisme tout à fait exceptionnels. Mais, c’est surtout quelques heures auparavant qu’il m’avait impressionné.
Entraînement à la maîtrise de forcené.
Je l’avais désigné pour jouer avec une équipe commando un exercice de réduction d’un forcené retranché dans un bâtiment désaffecté. Cet exercice avait déjà été joué plusieurs fois mais, cette fois-ci, il se passe quelque chose de nouveau. Ses prédécesseurs avaient joué l’exercice de façon purement technique : mise en garde, sommations, diversion, escalade et assaut. C’était simple, du moins en théorie et avec des balles à blanc…
Prouteau, d’emblée, impose une autre façon de faire qui stupéfie les spectateurs, moi le premier. Sortant délibérément des chemins battus, il engage le dialogue avec le gendarme qui jouait le forcené avec un tel réalisme que ce dernier entre spontanément dans le jeu pendant près d’une heure. L’aspect technique de sa capture n’est dès lors que la conclusion d’un processus devenu banal aujourd’hui mais tout à fait novateur à l’époque. Je retiens pour ma part, l’impérieuse nécessité d’une approche psychologique, du dialogue et de l’action dans le plus grand respect de la personne humaine.
Le rapport que je fais de ce stage à Mondésir, également honoré de la visite-inspection du général Provost, est probablement celui que je vois sur le bureau du général Heraud lors de ma convocation. Je pense aujourd’hui qu’il avait déjà analysé la situation et pris ses décisions.
Me regardant droit dans les yeux il m’annonce qu’il va créer, sous la présidence du commandant Weissembach, commandant le groupe de gendarmerie mobile de Maisons-Alfort, une commission pour définir les conditions d’organisation, d’équipement et de formation d’une « Équipe commando régionale d’intervention ».
Le général Héraud
Le Général de division Héraud, né le 25 août 1914 à Saint-Christoly de Blaye, a vécu une brillante carrière qui l’a conduit, à travers les périodes parmi les plus troublées de notre histoire, aux plus hautes responsabilités de la gendarmerie.
Il entre à Saint-Cyr – promotion « Du roi Alexandre 1er de Yougoslavie » – le 1er octobre 1934. Nommé sous-lieutenant en 1936, il rejoint le centre d’instruction des chars de combat à Versailles, puis, en 1937, le 502e régiment de chars de combat. Nommé lieutenant en 1938, il rejoint le 65e bataillon de chars de combat en Tunisie. Admissible à l’examen d’entrée à l’École d’application de gendarmerie en 1939, il part en campagne avec le 7e bataillon de chars lourds. Sa brillante conduite au feu pendant la campagne de France lui vaut deux très belles citations avec Croix de guerre 39-40.
Nommé lieutenant de gendarmerie en octobre 1940, il est affecté à la 17e légion et rejoint l’école de gendarmerie de Pau. Brillamment noté 2e sur 20 élèves, il est affecté à l’école préparatoire de Pamiers, puis commande par intérim la section (aujourd’hui compagnie) de Tarbes. Il est détaché en février 1945 à la 36e division d’infanterie avant d’être promu capitaine en juin 1945.
Affecté, après la capitulation allemande, en juin 1945 à la compagnie (groupement aujourd’hui) d’Innsbruck (Autriche), il est aspiré en juillet 1946 comme adjoint par le commandant de la légion de gendarmerie d’Autriche. Il est affecté en septembre 1947 à l’état-major du commandant des forces de gendarmerie en Allemagne où il sert jusqu’au 16 juin 1953. Il rejoint alors l’école supérieure de guerre dont il suit les cours jusqu’en mars 1954. Promu au choix au grade de chef d’escadron le 1er octobre 1954, il prend le commandement de la compagnie (groupement) de la Savoie à Chambéry. Dès lors, son ascension va s’accélérer avec le passage à des postes de plus en plus importants. C’est ainsi qu’il rejoint successivement, en 1958, l’état-major du commandement de la gendarmerie de la 9e région militaire à Marseille puis, en 1960, le commandement des écoles de la gendarmerie, comme chef d’état-major à Paris en octobre 1960. L’année suivante le voit promu lieutenant-colonel et bientôt nommé chef du bureau technique à la sous-direction de la gendarmerie à Arcueil. En mars 1965, il prend, avec le grade de colonel, le commandement du 1er groupe blindé de gendarmerie mobile à Versailles-Satory. Il est nommé deux ans plus tard, 1er juillet 1967, au commandement du 1er groupement blindé de gendarmerie mobile. C’est à la tête de cette prestigieuse unité qu’il intervient à Paris pour protéger les bâtiments officiels de la République pendant les événements de mai 1968.
Le 1er août 1959 il est promu général de brigade et nommé commandant régional à Bordeaux. Trois ans plus tard, le 1er novembre 1972, il est promu général de division et nommé commandant régional de la Gendarmerie nationale à Paris. C’est là, dans le cadre magnifique des Invalides, qu’il prend, notamment, les décisions majeures qui conduisent à la création du GIGN.
Les dés sont jetés, quelques jours plus tard une note crée la commission. Consulté sur sa composition, je donne les noms du capitaine Gervais qui, venant de prendre le commandement de l’escadron 2/2, est devenu mon adjoint pour l’entraînement des équipes commando, du lieutenant Prouteau, du chef Lepouze et du gendarme Wodecki. Animée avec une autorité souriante par le commandant Weissembach, la commission rend très rapidement ses conclusions. À la vérité, la plupart des propositions novatrices et originales, pour ne pas dire révolutionnaires, émanent du lieutenant Prouteau. Expert en armes et en sports de combat, tireur d’élite, il sait de quoi il parle et défend ses positions avec conviction. Méthodique et organisé, le capitaine Gervais joue aussi un rôle important au sein de la commission.
Critique d’exercice par le capitaine Baux.
Le général Héraud, au reçu des conclusions de la commission, prend sans désemparer, probablement vers mars-avril 1973(5), la décision de créer au sein de mon escadron (le 3/2) une Équipe commando régionale d’intervention (ECRI) pour compter, si ma mémoire est bonne, du 1er juillet 1973. À nouveau consulté sur sa composition, je demande et obtiens le lieutenant Prouteau, le chef Lepouze et le gendarme Wodecki. Je m’attelle sans tarder à préparer l’installation de cette structure originale. Cela ne va pas très loin. Vers Pâques, je suis informé que je dois prendre l’été suivant le commandement de la compagnie de gendarmerie départementale de Figeac, dans le Lot, dans le ressort de laquelle les deux premiers personnages de l’État, le président de la République Georges Pompidou à Cajarc et le président du conseil général du Lot et sénateur Gaston Monnerville (ancien président du Sénat et président du Conseil de la République) à Sousceyrac, séjournaient régulièrement.
C’est avec nostalgie que je tourne la page en regrettant de ne pas mener à son terme la mise en œuvre de l’ECRI. Une note m’apprend, peu après l’avis de ma mutation à Figeac, que cette équipe est affectée à l’escadron du capitaine Gervais et j’en suis heureux. Fin juin je déménage et c’est désormais par la presse que je suis les exploits de ce qui va devenir le GIGN. J’ai le plaisir, toutefois, d’accueillir à Figeac ces hommes que j’aime et admire sur leur chemin vers Pau pour gagner le brevet parachutiste. Je suis particulièrement sensible à ce détour inspiré par l’amitié.
Le général Provost
Né le 16 décembre 1914 à Cherbourg, le général Provost est de ces hommes qui ont connu tous les soubresauts de l’histoire de France pendant leur carrière militaire.
Entré à Saint-Cyr le 1er octobre 1936 – promotion 36-38 « Du soldat inconnu » – il entame sa carrière militaire comme sous-lieutenant au 14e régiment de tirailleurs algériens avec lequel il entre en campagne en septembre 1939. Il est cité à l’ordre de la division avec Croix de guerre pour son action courageuse et n’est fait prisonnier qu’après avoir tout tenté et notamment fait traverser la Marne à la nage à son détachement. Prisonnier en Allemagne pendant cinq longues années, il est affecté comme lieutenant au 4e régiment de tirailleurs à sa libération. Nommé capitaine, il est admis dans la gendarmerie en octobre 1946.
À sa sortie d’école, après un stage pratique à la compagnie -aujourd’hui groupement- de Toulouse, il prend en 1947 le commandement de la section (aujourd’hui compagnie) de Saint-Nazaire. Adjoint au chef de corps de la 3e légion ter à Nantes en 1949, il commande la section de Rennes pendant deux ans avant d’être affecté à l’état-major du commandement de la Gendarmerie nationale de la 3e région militaire à Rennes. Nommé chef d’escadron au choix en 1957, il est nommé en octobre à la tête du 2e groupe de la 10e légion de gendarmerie mobile à Mostaganem, puis du sous-groupement de gendarmerie mobile (7 escadrons blindés) de l’est-oranais. Il y sert quatre ans dans un contexte particulièrement délicat avec courage, détermination et efficacité. Cité deux fois à l’ordre de la brigade, il obtient la Croix de la valeur militaire avec étoile de bronze.
Affecté en août 1961 à l’état-major du commandement de la Gendarmerie nationale de la 1re région militaire à Paris, il est promu lieutenant-colonel en 1963 et nommé l’année suivante chef d’état-major. Promu colonel en 1966, il prend en 1968 le commandement de la circonscription régionale de gendarmerie de Poitou-Charentes. Le 1er août 1970, il est porté à la tête de la gendarmerie mobile de la région parisienne (CGMRP) à Arcueil. Ce corps qui engerbe 25 escadrons articulés en trois groupements opérationnels et un groupement d’escadrons des services accueille aussi un nombre très important d’unités de province déplacées à Paris pour le maintien de l’ordre.
C’est à ce poste où, unanimement respecté et aimé, il donne toute sa mesure, qu’il est nommé au grade de général de brigade le 1er septembre 1971.
Admis dans la deuxième section du cadre des officiers généraux, il quitte son commandement le 16 décembre 1973. Ayant d’emblée perçu l’intérêt d’une formation commando rénovée, il soutient sans cesse les expériences menées sous son commandement et peut légitimement, à ce titre, être considéré comme ayant largement préparé la naissance du GIGN.
(1) Nommé général de brigade le 1er septembre 1971.
(2) L’affaire dite de Cestas se termina dans le sang et de jeunes enfants y laissèrent la vie.
(3) C’est aussi pendant cette période que se déroulent l’affaire LIP à Besançon, une tentative de prise d’otages à Orly et l’attentat de Munich.
(4) Propositions reprises dans le rapport n° 1164/2.III du 4 août 1972 du général Provost.
(5) C’est vers cette époque que j’apprends que le capitaine Poupinot, sans nul doute le plus brillant de ma promotion à l’EOGN, qui avait créé l’escadron parachutiste de la Gendarmerie nationale, avait mené de son côté une expérience similaire. Il devait en sortir une équipe d’intervention analogue à celle de Maisons-Alfort qui fusionna avec cette dernière lors de la création du GIGN.