Histoire et Patrimoine des Gendarmes

Varia

L’affaire du Courrier de Lyon

Éric Dagnicourt

Chef d’escadron


Que s’est-il passé dans la nuit du 8 au 9 floréal an IV sur le chemin de Lieusaint à Melun, au lieu-dit de la Fontaine Ronde ? L’histoire s’était déjà invitée à cet endroit le 8 juillet 1419. En pleine guerre de Cent Ans, eut lieu une entrevue entre le Dauphin et le duc de Bourgogne à cet endroit qu’on nommait alors le Ponceau sur la route de Melun à Paris, à l’endroit où, aujourd’hui, le ru de Balory traverse la route de Paris. Une deuxième entrevue fut nécessaire avant que la paix soit signée et les lettres qu’on rédigeât sont ainsi datées : Donné au lieu de notre entrevue sur le Ponceau, qui est à une lieue de Melun, sur le chemin de Paris, entre Pouilly-le-Fort et Vert, le mardi onzième juillet de l’an du Seigneur 1419(1). L’événement, qu’on nomma Paix de la Chaussée, est bien oublié de nos jours et s’il n’y avait ce ponceau, il serait malaisé d’en localiser l’endroit. La route est droite, si droite, qu’elle a servi, du clocher Saint-Barthélémy de Melun à celui de l’église de Lieusaint, mesurée par Delambre du 24 avril au 3 juin 1798 – 11 842 mètres – de référence numérique pour déterminer l’étalon définitif du système métrique. Cette prouesse scientifique est également tombée dans l’oubli, mais pas le fait divers qui se déroula au même endroit deux ans plus tôt.

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Vue de la route de Melun à Paris, au début du XXe siècle,
à hauteur de la Fontaine Ronde. On distingue le creux de terrain
où la malle-poste a été arrêtée. À gauche, le café Romagnier
« À l’attaque du courrier de Lyon », qui n’existait pas à l’époque
mais qui a profité, jusqu’à nos jours, de la notoriété
assurée par cet événement tragique.

Au petit matin du 9 floréal an IV, selon le calendrier républicain alors en usage, soit le jeudi 28 avril 1796, la malle-poste transportant le courrier de Paris à Lyon fut retrouvée au bord de cette route. Non loin de là gisaient les cadavres du postillon et du courrier, sauvagement assassinés. Un événement relativement fréquent en cette époque troublée, mais le butin à lui seul suffisait à le faire sortir de l’ordinaire : neuf mille livres en espèce, et surtout sept millions en assignats et de nombreux mandats territoriaux, dont une partie constituait la solde des armées de Bonaparte, parties guerroyer en Italie – une somme considérable pour l’époque.

L’enquête fut menée consciencieusement par la toute jeune gendarmerie, qui avait perdu son titre de maréchaussée depuis peu. Ses conclusions permirent d’appréhender rapidement les auteurs, un succès étonnant dans une société que les excès de la Révolution avaient laissé en ruines. Ils furent confondus, condamnés et guillotinés.

D’où vient alors ce goût amer d’inachevé qui nous saisit lorsque l’affaire est évoquée ? La lecture des très nombreux ouvrages consacrés à cette histoire suffit à nous renseigner. De sérieux doutes pèsent sur la culpabilité de l’un des condamnés et la plupart des auteurs s’étant attaqués au sujet ne se ont en fait étendus que sur cette supposée erreur judiciaire, dénoncée un siècle durant par ses descendants et par de puissants comités de soutien, qui n’eurent de cesse d’exiger la révision du procès et la réhabilitation de l’infortuné Lesurques.

Au-delà de cette polémique sur sa culpabilité ou son innocence, sur laquelle il est revenu dans ce livre, il est regrettable que le travail opiniâtre des enquêteurs, confrontés à la déliquescence de la société, au manque de moyens et d’effectifs et à l’explosion de la criminalité, n’ait pas été reconnu à sa juste valeur par les historiens, si ce n’est pour pointer les faiblesses éventuelles de l’instruction ou les témoignages incertains des protagonistes. De même, la personnalité des coupables, ainsi que leurs motivations, ont été délaissés au profit de l’évocation de la seule personne de Joseph Lesurques, rapidement et pour longtemps érigé en martyr de l’aveuglement judiciaire, avant d’être supplanté, au Panthéon des éternelles victimes de la Loi, par un Dominici ou un Seznec. Inutile par ailleurs de mentionner les véritables victimes, le courrier Excoffon et le postillon Audebert, disparues depuis longtemps dans les brumes de l’histoire, symboles abstraits de la réalisation d’un acte ayant conduit un innocent à l’échafaud. Eux aussi, pourtant, avaient des familles, des proches. Si l’on trouve à présent toute la généalogie de Lesurques, si l’on visite le tombeau familial au Père Lachaise, on ignore le prénom du courrier Excoffon – il s’appelait Jean-Joseph – et il fut enterré à la sauvette sans qu’aucun membre de sa famille ait eu le temps de se déplacer, au cimetière de Vert-Saint-Denis. Sa tombe a depuis longtemps disparu, le cimetière de l’église ayant été déplacé en 1852, mais la commune a cru bon de baptiser l’une de ses rues du nom de Joseph Lesurques, dont le statut de victime était sans doute plus affirmé aux yeux des édiles.

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La Fontaine Ronde, au début du XXe siècle, à une époque
où les lieux n’avaient guère changé. C’est tout près de cet endroit
que furent retrouvés la malle-poste et les cadavres du courrier
et du postillon. À l’arrière-plan, la route de Lieusaint à Melun.

Loin de s’arrêter à l’enquête initiale, qui condamna à la peine de mort Lesurques, Couriol et Bernard, et au bagne un quatrième comparse, Richard, pour recel, la justice poursuivit son action opiniâtre pendant huit ans encore. En effet, Couriol, au moment de monter sur l’échafaud, reconnut sa culpabilité, affirma l’innocence de Lesurques et donna les noms de quatre autres complices. Daubanton, l’énigmatique juge qui avait mené l’enquête entièrement à charge, désormais hanté par le doute, se lança dans une véritable croisade personnelle pour réhabiliter le nom de Lesurques et retrouver les véritables auteurs du crime. Durochat, Vidal Dufour, Dubosq et l’Italien Roussy furent successivement arrêtés après des rebondissements dignes d’un roman-feuilleton du XIXe siècle, et condamnés à la guillotine sans que jamais l’innocence de Lesurques puisse être établie, et la révision de son procès obtenue.

Voici pour l’histoire officielle, sans cesse relatée depuis. L’historien peut-il s’en satisfaire ? Il semble que non. Plus je me suis intéressé à cette affaire, plus j’ai lu de livres et articles consacrés à celle-ci, plus je me suis rendu compte à quel point ils se nourrissaient les uns des autres, propageant les mêmes rumeurs, commettant les mêmes erreurs, oubliant les mêmes faits, inventant les mêmes détails, tirant les mêmes conclusions. Mon instinct d’enquêteur, qui m’a toujours poussé à me méfier des opinions établies et à me rebeller contre les conclusions toutes faites, n’y a pas trouvé son compte. D’un côté j’admirais la prescience de ceux qui semblaient avoir tout compris et tout deviné, d’un autre je me demandais comment ils étaient parvenus à de telles certitudes. L’idée me vint alors de faire ma propre enquête, non pas tant avec la prétention d’élucider un mystère de plus de deux siècles, mais avec l’intention de vérifier si toutes les circonstances de l’affaire avaient été bien étudiées, si toutes les pistes avaient été suivies, si les enquêteurs, gendarmes ou policiers, avaient fait leur travail, si les jurés s’étaient montrés objectifs et les juges impartiaux, et pourquoi, si l’innocence de Lesurques était tellement évidente, la révision de son procès n’avait jamais pu avoir lieu.

Mes pas m’ont naturellement mené aux Archives nationales. Là, dans l’atmosphère feutrée de la salle de consultation, j’ai pu consulter les quatre cartons qui contiennent l’essentiel des pièces de cette affaire, soigneusement rassemblées(2).

Quelle n’a pas été mon émotion, sans cesse renouvelée à chaque fois que j’ai dénoué le ruban qui ferme chacun des cartons, de lire les procès-verbaux signés de chaque accusé, chaque témoin, chaque magistrat, chaque greffier, découvrir les papiers personnels de Couriol, Lesurques, Roussy, mais également du courrier Excoffon, telle sa feuille de route encore tachée de son sang ! L’ensemble de la procédure criminelle est contenu dans un seul carton(3), qui compte huit liasses soit un total de trois cent vingt-six pièces, procès-verbaux, notes, arrêts, minutes de procès et autres. Les trois autres rassemblent, sans aucun classement, dans un désordre indescriptible, tout ce qui peut concerner l’affaire de près ou de loin : papiers personnels, lettres, mémoires, pétitions, documents d’identité, etc.

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Le restaurant-café Gibert, « Au courrier de Lyon, salon de 100 couverts ».
Bien avant de bénéficier de la publicité du crime
commis quelques kilomètres plus loin, c’était un simple cabaret
tenu alors par le couple Champeaux. C’est ici que les auteurs
du crime attendirent le passage de la malle-poste
qui devait relayer dans ce village.

Pendant des mois j’ai lu chaque document, photographié chaque pièce, transcris chaque procès-verbal, classé chaque information me constituant ainsi un corpus rassemblant l’ensemble des circonstances de l’affaire, complété par ce que j’avais pu dénicher dans les archives départementales de Seine-et-Marne et de la préfecture de police. À la fois chronique judiciaire, puisque j’ai rendu compte de chaque élément nouveau de la procédure, expliqué à la lumière des lois et du code d’instruction criminelle alors en vigueur, et roman d’aventure, tant les péripéties qui ont accompagné chacune des instructions semblent sortir des mémoires de Vidocq ou d’un roman d’Alexandre Dumas, j’ai fait le choix de ne pas reconstituer les dialogues autres que les interrogatoires dûment enregistrés par les greffiers, afin de ne pas influencer le lecteur dans l’image qu’il pourrait se faire de chaque protagoniste. Les mots qu’on lira ne sont donc que ceux effectivement prononcés par les témoins et les prévenus, les questions posées celles des enquêteurs et des juges, les détails matériels ceux décrits par les procès-verbaux.

Chaque document exhumé, audition, procès-verbal, fiche de renseignements ou papier saisi lors des nombreuses perquisitions, a été traité comme une pièce d’une enquête en cours, confronté aux différents témoignages, explicité et classé. Prenant place dans un gigantesque puzzle, il a servi à reconstituer une enquête complète, telle qu’elle pourrait se dérouler actuellement, menée selon le Code des délits et des peines alors en vigueur, dont les articles et préconisations sont détaillés. Le raisonnement des enquêteurs, leur façon de travailler, les raisons qui les ont poussés à privilégier telle ou telle piste ont ainsi été reconstitués. Le déroulement des différents procès, selon une nouvelle procédure adoptée pendant la Révolution, a été relaté en fonction des comptes rendus d’audience et des minutes conservés aux archives. Les pistes, même celles qui ont mené à des impasses, ont été parcourues aux côtés des enquêteurs, gendarmes ou policiers. Les pérégrinations des suspects, entre séjours au bagne, en prison ou périodes de cavale ont été suivies. Loin de se limiter à la seule personne de Lesurques, qui a focalisé jusque-là la plupart des chercheurs, d’autres comparses bien moins connus mais tout aussi importants dans l’affaire revivent au travers de leurs auditions et témoignages, de leurs lettres et des procès-verbaux de constatation.

C’est ainsi que l’enquête initiale, reconstituée de manière chronologique et méthodique, prend place au sens large dans une enquête historique plus vaste et bien plus riche que tout ce qu’on aurait pu imaginer. Quelle n’a pas été ma surprise, ainsi, de constater que les hommes qui l’avaient menée, bien loin d’une présupposée ignorance de toute procédure dans une période d’anarchie, avaient travaillé avec une efficacité que beaucoup d’enquêteurs actuels pourraient envier. En l’absence de toute police scientifique, seul apport de notre époque moderne, avec pour seuls moyens leur intelligence et leur intuition, ils avaient su allier toutes les techniques indispensables à un bon enquêteur, porte-à-porte, filatures, recherches d’indice sur le terrain, relevé des numéros d’assignats, environnement, perquisitions, comparaisons morphologiques, mais également utiliser les services de médecins légistes, graphologues, chimistes, spécialistes divers pour aboutir à une œuvre de fond qui répond, pour peu que l’on cherche un peu, à la plupart des questions que l’on a pu se poser sur cette affaire. Sans pouvoir donner une réponse absolue, sans avoir pu retrouver la preuve irréfutable, en l’absence d’éléments nouveaux plus de deux siècles après la fin des recherches, il est bien sûr impossible de reconstituer de manière définitive le déroulement de l’affaire. Une hypothèse est cependant formulée, qui a l’avantage de concilier tous les éléments contradictoires de l’enquête.

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L’hôtel de la Chasse, rue de Paris à Montgeron,
au début du XXe siècle. En 1796, l’auberge de la Chasse était tenue
par le couple Évrard. C’est ici que s’arrêtèrent quatre cavaliers
pour déjeuner, reconnus plus tard pour être les auteurs de l’attaque
de la malle-poste de Paris à Lyon. Les bancs de pierre visibles
de part et d’autre de l’entrée sont ceux où s’assirent les suspects
en attendant que leur repas soit préparé.

Mais je n’ai pas voulu limiter mon enquête aux pages jaunies de la procédure. Mes habitudes d’enquêteur m’ont emmené vers le lieu du crime, les endroits où s’étaient produites des arrestations, les rues où les protagonistes ont vécu, flâné et parfois se sont retrouvés, afin de commettre un crime à jamais mystérieux.

Le lecteur, qui trouvera les indications pour le faire, pourra à son tour, s’il le désire, arpenter ces rues du Marais de Paris, découvrir ces auberges de Montgeron ou Lieusaint où les auteurs se sont arrêtés, le vallon où ils ont commis leur forfait, comme il pourra consulter – j’en donne à chaque fois les références – les documents que j’ai cités et vérifier mes dires. Au terme de sa lecture il pourra – et c’est mon vœu le plus cher – fort de la conviction intime qu’il se sera forgée au long de ces pages, se faire sa propre opinion en toute objectivité en sachant que je lui aurai fourni l’ensemble des éléments concrets connus et vérifiés sur cette affaire.

(1) Monographie de la commune de Vert-Saint-Denis, rédigée en décembre 1888 par Monsieur Auguste Verrier, instituteur.

(2) Ces cartons se trouvent dans la série BB/30, versements divers du ministère de la Justice, sous les cotes 959, 960, 961 et 962.

(3) Numéroté 962.

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